jeudi 7 août 2008

Y A-T-IL UN NOUVEL ANTISEMITISME ?

Par Raul Hilberg
IN http://www.mouvements.info/spip.php?article145
ENTRETIEN—L’un des derniers entretiens accordés par le grand historien américain avant sa mort. Où il est question du passé de l’antisémitisme, des controverses sur le mot génocide, et du Rwanda. 9 août 2007.

Logos : On sait que d’après vous, il y a eu trois solutions historiques au « problème juif » : la conversion, l’expulsion et, finalement, l’extermination. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Raul Hilberg : Il s’agit d’un motif sous-jacent sur lequel je suis tombé dès le début de mes recherches. Tout au long de l’histoire, il est clair que la conversion est un objectif du monde chrétien. Les expulsions commencent à la fin du Moyen Age, quand il apparaît clairement que les Juifs ne sont guère désireux de devenir chrétiens. Le thème de la conversion a duré plusieurs centaines d’années en Europe. Vous pouvez remonter jusqu’à Oxford et ça se prolonge jusqu’en 1492 en Espagne, et un peu plus longtemps au Portugal. Pour ce qui est des expulsions, il s’agit donc bien d’un phénomène qui commence à la fin du Moyen Age et au début de l’ère moderne.

Quant à l’idée de la solution finale, d’une solution définitive, c’est une idée spécifiquement nazie. Si vous remontez aux débuts du parti nazi, vous allez voir qu’ils pensent encore en termes d’émigration des Juifs. Il y avait un plan baptisé le plan Madagascar, qui avait en fait été imaginé en Pologne et même en France, vu que Madagascar était une possession française, on pensait que tous les Juifs pouvaient peut-être être expédiés outremer. Donc, cette idée était encore dans l’air du côté du ministre des Affaires étrangères allemand et de toute la hiérarchie nazie, jusqu’à Hitler lui-même. Et ce au moins jusqu’à fin 1940 quand la France s’est rendue. Mais quand les Allemands se sont rendus compte que la guerre n’allait pas prendre fin à l’Ouest comme ils l’espéraient (ils étaient déjà en train de se préparer à attaquer l’Union Soviétique), l’idée d’annihiler les Juifs émergea sérieusement. La première indication en est une réunion entre Hitler et un groupe de dirigeants du parti en février 1941. À cette époque, le Führer n’avait pas encore pris de décision définitive, mais il était sur la voie de le faire.

Il y a eu une conférence révisionniste en Iran il y a quelques mois. Jusqu’à quel point les chercheurs et l’opinion en général doivent-ils être préoccupés par la capacité qu’a ce type de révisionnisme d’engendrer de l’antisémitisme ?


Ce révisionnisme a commencé dans les années 1960. Il n’a rien de nouveau. J’ai boycotté l’Allemagne pendant un bon bout de temps, mais quand j’ai visité Munich à l’époque, je suis allé acheter un journal allemand de droite dans un kiosque, et j’ai découvert à ma grande stupéfaction que j’étais mentionné en première page en tant que dirigeant sioniste. C’était une sacrée surprise pour moi, mais en plus, le titre de l’article était : « Le mensonge de l’Holocauste ». Donc, en Allemagne, dans les années 1960, ce type de croyance avait déjà des adeptes, même si les Allemands auraient été les mieux placés pour savoir ce qu’il en était vraiment. Il y avait aussi un Français qui publiait dès les années 1960. La moitié de son livre m’était consacrée. C’était une publication néo-nazie. À peine La Destruction des Juifs d’Europe a-t-elle été publiée que je suis devenu la cible de ce genre de groupes. De mon point de vue, les développements ultérieurs du négationnisme ne sont qu’un phénomène de diffusion très lent, même pas une croissance, une diffusion depuis la France et l’Allemagne vers les Etats-Unis et le Canada, et qui s’est récemment étendue au monde arabe. De toute façon, le monde arabe est extrêmement désorienté face à l’Europe. Ils sont aussi perplexes face à l’Occident que nous le sommes face à eux. Quoi qu’il en soit, la conférence iranienne n’a pas eu un grand succès en Iran même – ils se sont donnés beaucoup de peine pour pas grand-chose. Des Iraniens ont d’ailleurs publiquement dénoncé cette conférence. Je ne suis donc pas terriblement préoccupé, même si à l’époque, en décembre 2006, le gouvernement allemand m’a demandé de participer à une contre-conférence le même jour à Berlin en tant que principal orateur. Je n’ai pas pour habitude de débattre avec les révisionnistes, et je ne l’ai pas fait non plus lors de la conférence Berlin. L’essence de mon intervention a été de dire que, oui, l’Holocauste a eu lieu, ce qui est d’ailleurs plus facile à dire qu’à démontrer. Je l’ai démontré, et le public est venu assister à la conférence. Mais les journaux allemands n’ont pratiquement pas couvert l’évènement, parce qu’ils n’ont pas pu résister au désir de publier les photos des rabbins qui avaient participé à la conférence iranienne. J’en suis venu à la conclusion, et ce à plusieurs reprises, qu’en ce qui me concerne, je ne suis pas d’accord avec les législations qui interdisent les propos niant la réalité de l’Holocauste. Je ne souhaite pas censurer ce type de discours parce que je pense que, quand vous essayez de faire taire quelqu’un, c’est un signe de faiblesse, pas de force. Alors, oui, je sais, il y a toujours un risque. Dans la vie, rien n’est exempt de risque, mais tout doit être l’objet de décisions rationnelles.

Il y a eu récemment toute une série d’incidents antisémites en Europe qui ont amené certaines personnes à parler d’un nouvel antisémitisme. S’agit-il vraiment de quelque chose que nous devrions prendre au sérieux, ou bien faut-il simplement y voir une continuation de l’antisémitisme traditionnel ?

Ce n’est même pas cela. C’est comme ramasser quelques vieux cailloux en provenance du passé et les lancer contre les fenêtres. Je suis suffisamment vieux pour me rappeler ce qu’étaient les effets des attitudes anti-juives. Ici même, à l’Université du Vermont, même dans un État aussi progressiste, et jusque vers la fin des années 1970, il était impensable d’avoir un Juif comme doyen, sans même parler d’un président d’Université. Autrement dit, il y avait encore une ségrégation notable aux États-Unis. Si vous remontez plus loin dans le temps et que vous lisez n’importe quel numéro du New York Times des années 1930, et même des années 1940, vous allez trouvez des annonces pour des appartements à louer à New York qui comportent le terme « restricted ». Voilà un quotidien dont les propriétaires étaient juifs et qui publiait des annonces de logement excluant les Juifs. C’était là un régime de discrimination anti-juive profondément enraciné, approuvé par la société, mais qui a aujourd’hui disparu. Il a tout simplement disparu.

Nous ne pouvons même pas parler des discriminations contre les Juifs dans le monde musulman, puisqu’il n’y a plus de Juifs dans le monde musulman. Ils sont tous partis, sauf au Maroc et quelques centaines ou quelques milliers ici ou là, mais ce n’est là qu’un résidu des centaines de milliers qui y vivaient encore quand l’État d’Israël a été créé. Alors l’antisémitisme du passé appartient au passé, et en particulier le terme même d’« antisémitisme ». Il y avait jadis un parti antisémite en Alle-magne et un autre parti antisémite en Autriche. Quand des types d’extrême droite ont prétendu confisquer les entreprises juives, l’amiral Horthy, chef du régime autoritaire hongrois pendant la Seconde Guerre mondiale, s’y est fermement opposé. Il leur a dit en gros, je paraphrase, « vous n’avez pas à confisquer ces entreprises parce que les Juifs ont au moins le mérite de savoir les gérer, et vous, vous vous prenez pour qui ? Et vous n’avez rien à dire, parce que moi, j’étais déjà antisémite avant même que vous soyez nés ». Adolf Hitler lui-même déclare dans Mein Kampf - que personne ne lit plus - que son père ne se serait pas permis d’être antisémite parce que cela l’aurait dégradé socialement. La sœur de Nietzsche avait épousé un dirigeant antisémite et, dans sa correspondance avec sa sœur, le philosophe y fait constamment référence comme à « ton mari antisémite ». Vous pouvez donc constater que l’adhésion à l’antisémitisme a une connotation plus ou moins rétrograde. C’est un phénomène qui appartient au XIXe siècle avec ses autres « -ismes », avec l’impérialisme, le colonialisme, le racisme. Ça vous paraîtra bizarre, mais les Nazis ne s’auto-définissaient pas comme antisémites. Vous ne trouvez même pas le mot chez eux.

Vraiment ?

Oui, il y avait le sentiment que le nazisme était quelque chose de nouveau. Les antisémites n’étaient pas allés jusqu’au bout : ils pouvaient bien parler d’éliminer les Juifs, mais ils ne savaient pas comment le faire. Les antisémites n’avaient pas le pouvoir, c’étaient de simples propagandistes. Les nazis, eux, étaient sérieux, et là était toute la différence. Quand vous voyez la législation actuelle en Allemagne, en Autriche, et ailleurs, qui définit comme un crime le fait de nier l’existence de l’Holocauste, elle est due au fait que ces gouvernements ont besoin de se démarquer du nazisme. De nos jours, bien entendu, on tend à confondre nazisme et antisémitisme dans une même idéologie, mais il s’agit de deux phénomènes différents. Il y avait en Allemagne une feuille ultra-antisémite publiée par Julius Streicher qui s’appelait Der Stürmer. Un jour on a demandé à un dignitaire nazi – je ne me rappelle plus très bien si c’était Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, ou un autre responsable – : « Vous avez lu Der Stürmer ? » À quoi il a répondu en substance : « Écoutez, je suis lieutenant-colonel de la SS, vous ne m’imaginez tout de même pas en train de lire Der Stürmer ». C’était un peu comme lire le pire torchon sensationnaliste aux États-Unis. C’était une question de statut social.

Que pensez-vous des usages rhétoriques et symboliques du mot « Holocauste » ?

J’ai longtemps résisté à l’usage du mot « Holocauste » en raison de ses connotations religieuses. En fin de compte, comme toutes les expressions routinières, il devient impossible d’y échapper. N’empêche qu’« Holocauste » fait problème sous divers aspects, et l’un de ceux dont on parle le moins, parce que c’est politiquement incorrect, c’est que tout et n’importe quoi devient un Holocauste. Un exemple : l’autre jour, je me promenais à Berlin et je vois une pancarte « Holocauste », et des manifestants exhibant des banderoles avec l’inscription « Holocauste, Holocauste, Holocauste ». Je n’arrivais pas à comprendre contre quoi ils protestaient jusqu’au moment et j’ai vu une cage et je me suis rendu compte qu’il parlait de la cruauté contre les animaux. Le mot « génocide » est lui aussi brandi à tout propos, et bien entendu la Convention sur le génocide en propose une définition qui va au-delà de ce qu’on appelle un « Holocauste ». Alors si vous séquestrez des enfants pour les obliger à telle ou telle activité, c’est du génocide, si vous consommez de l’opium, c’est du génocide, etc. Vu qu’il s’agit d’une convention internationale, les Grecs y vont de leur grain de sel, les Chinois aussi, et ainsi de suite.

« Holocauste » est un mot constamment dévoyé. Avec une majuscule, il est censé désigner spécifiquement la catastrophe juive, et une fois que vous l’appliquez à toutes sortes de choses, il perd son efficacité. Il y a maintenant des ouvrages qui prétendent que les Arméniens ou les Tziganes n’ont pas vraiment été victimes d’un génocide, alors que tous deux l’ont été à mon avis, mais c’est dans la logique de ce type de discussion, c’est pratiquement inévitable. À peine la commission présidentielle sur l’Holocauste a-t-elle été créée — par le président Carter, le même qui se fait traiter aujourd’hui d’antisémite [1]] — que tout le monde s’est précipité : les Arméniens, bien entendu, les Polonais, les Ukrainiens, les Tchèques. Dès que vous avez recours à des termes comme « Holocauste » et « génocide », vous ouvrez les portes à toutes sortes d’arguties et de problèmes de définition.

Au-delà de la façon dont ces mots sont employés sur le plan symbolique et rhétorique, quelle relation voyez-vous entre l’Holocauste et d’autres génocides contemporains ou historiques ? Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour affronter le type de violence et de persécution que subissent aujourd’hui certaines populations, que nous considérions ou non qu’il s’agit, au sens sociologique, de génocides ?

Je ne sais pas trop quoi penser du Cambodge ou d’autres évènements de ce genre, mais le Rwanda m’a convaincu. C’est d’ailleurs pourquoi je l’ai inclus dans la troisième édition de mon livre. Ce qui répond à votre question. À Buchenwald, et peut-être aussi dans d’autres camps, quand la guerre est finie, les détenus ont arboré des banderoles proclamant « plus jamais ». Je crois que c’était une initiative des communistes, mais je n’en suis pas sûr. Des signes qui disaient « plus jamais » en plusieurs langues, parce que ces camps étaient une véritable tour de Babel. Des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été assassinés simplement parce qu’ils étaient classés comme Juifs, alors il ne fallait pas que ça se reproduise et c’était la responsabilité de la communauté internationale. Le résultat de cette sensibilité, ça a été la Convention sur le génocide. Le terme génocide a été forgé par Raphael Lemkin, un avocat juif polonais, auparavant spécialiste du terrorisme. Il avait publié en 1944 un livre intitulé Le règne de l’Axe dans l’Europe occupée. C’est là qu’il a introduit le mot génocide parce qu’il soutenait que la justice avait besoin de définir ce concept comme un crime spécifique. Bien entendu, les États-Unis ne voulaient pas signer la Convention sur le génocide parce que le Département d’Etat et d’autres organismes officiels nourrissaient des doutes à ce sujet. Une des principales craintes était que les Noirs américains s’appuient sur ce texte pour contester les lois ségrégationnistes. La Convention sur le génocide est un traité, et par conséquent, en vertu de l’article 6 de la Constitution des États-Unis, nous ne pouvions pas la signer parce qu’elle aurait prévalu sur les lois sacrées de certains de nos Etats, qui légitimaient la discrimination contre les Noirs. Tel était l’argument, un argument qui a fini par s’effondrer.

Ce qui reste de tout ça aujourd’hui, c’est que le « plus jamais » est implicite. Et pourtant, quand les évènements du Rwanda sont survenus, le Président Clinton a refusé d’appeler génocide ce qui en était vraiment un ! Nous prétendons que nous ne tolérerons plus jamais ce genre de choses, mais nous laissons assassiner un demi million de personnes en trois ou quatre mois au Rwanda. Après la mort de dix Belges, les forces internationales de maintien de la paix ont commencé à se retirer. C’était la même chose qu’en Allemagne, les Hutus ont décidé : maintenant, nous allons résoudre le problème Tutsi comme les Allemands l’ont fait avec les Juifs. Il est même clair qu’ils ont pris cette décision plusieurs mois avant le début du massacre, parce qu’ils ont importé des machettes et fait des préparatifs, comme les Allemands. Alors nous y voilà, la communauté internationale toute entière, il n’y a pas de Seconde Guerre mondiale en cours, nous ne pouvons pas prétendre que nous ne pouvons pas bombarder Auschwitz parce que nous avons besoin de tous nos avions sur le front occidental. Ce sont les années 1990, la paix règne, et personne ne fait rien. Bref, autant pour le « plus jamais ». Par conséquent, le problème est loin d’avoir disparu. Il y a des décisions à prendre. Quand vous êtes membre du Département de la Défense ou du Département d’État, vous ne pouvez pas anticiper toutes les configura-tions possibles des évènements, alors il faut réfléchir, et ces gens-là n’ont pas le temps de réfléchir. La réflexion, ils sont censés l’avoir faite avant d’arriver au pouvoir. C’est un problème majeur. Quoi qu’il en soit, c’est la première fois dans l’histoire qu’existe cette notion de responsabilité planétaire. Je ne dis pas que nous sommes seuls, nous avons des partenaires qui partagent cette notion, qui est vraiment une nouveauté postérieure à la Seconde Guerre mondiale.

Que pensez-vous des débats actuels sur l’interprétation de l’Holocauste et de ses conséquences dans l’œuvre de gens comme Norman Finkelstein [2] ou Daniel Goldhagen [3] ?

Finkelstein est maintenant systématiquement calomnié. Il est clair qu’il existe des lobbies qui ont essayé de le délégitimer [4]] . Finkelstein est un politologue avec un doctorat obtenu à Princeton, et quoi qu’on pense de Princeton, c’est une excellente préparation pour devenir spécialiste en science politique. Il m’a écrit deux ou trois fois. Il est le premier à avoir pris au sérieux Goldhagen. Il l’a attaqué dans un très long essai que je n’aurais jamais écrit moi-même parce que je n’aurais jamais eu la patience. Goldhagen fait partie d’un groupe universitaire travaillant dans le même domaine de recherches que moi avec des résultats que je considère comme désastreux…

Pourquoi ?

Parce qu’il a totalement tort sur tout. Totalement tort. Exceptionnelle-ment tort. En d’autres termes, tout son délire sur l’antisémitisme revient à dire qu’il s’agit fondamentalement d’un antisémitisme éliminationniste, C’est complètement absurde. Il parle d’antisémitisme chez les Allemands, les Estoniens, les Ukrainiens, les Lettons et les Lithuaniens, mais d’où vient cet antisémitisme spécifiquement éliminationniste ? C’est tout simplement complètement absurde. Complètement à côté de la plaque et sans aucune base empirique sérieuse. Finkelstein l’a pris au sérieux, moi un peu moins, mais j’était un retardataire dans la critique contre Goldhagen. Alors quand il parle des Arabes, certains Juifs estiment qu’il est aussi antisioniste, qu’il est anti-israélien, qu’il se préoccupe trop de la souffrance des Arabes. Je ne suis pas d’accord sur ce point avec lui, parce que j’ai ma propre opinion, mais on ne peut pas dire qu’il ait entièrement tort. Vous aimeriez être un citoyen arabe en Israël ? Pensez à toutes les portes qui vous seraient fermées, Certes, vous mangerez sans doute mieux et vous aurez un revenu plus élevé que si vous viviez dans un bidonville du Caire. La grande ironie de la chose, c’est que la condition des Arabes israéliens est nettement meilleure que celle du prolétariat de certains autres pays arabes, mais un être humain a besoin d’autre chose, un être humain a besoin d’un sentiment de dignité. Pensez aux postes de contrôle israéliens. C’est là une forme d’existence qui requiert un changement, d’une manière ou d’une autre. Ce combat ne peut pas être mené éternellement. C’est impossible. Les Israéliens finiront par s’en lasser. Ils finiront tout simplement par en avoir assez de vivre dans la méfiance des autres. Ça ne peut pas continuer éternellement. Sur ce sujet, Finkelstein possède le noyau d’une vision correcte du problème parce qu’il est très perspicace. Il a eu raison plus souvent qu’à son tour.

Une dernière question. Alors que nous avançons dans le XXIe siècle, quelle direction les recherches sur l’Holocauste devraient-elles emprunter ?

Bon, si vous m’aviez posé cette question au début, j’aurais mis une demi heure à y répondre. À juste titre, la recherche est désormais orientée vers l’identification des détails, en particulier tout ce qui s’est passé au niveau local. Il existe déjà des travaux dans ce sens. Ce type de recherche n’est pas très développé aux États-Unis, mais est déjà assez avancé en Europe. Les principaux spécialistes de l’Holocauste aujourd’hui sont des Allemands et des Autrichiens. Il y a aussi quelques Français et Italiens. Aux États-Unis, il n’y a pas beaucoup de chercheurs qui méritent d’être mentionnés.

Une deuxième ligne de recherche devrait être l’investigation des aspects encore tabous de ces évènements. Prenons par exemple la vie quotidienne d’une communauté juive agonisante dans un ghetto : certains ont été les premiers â être éliminés, d’autres sont morts dans une deuxième phase, d’autres encore furent les dernières victimes et, finalement, il y a aussi eu des survivants. Quelle est la logique de ces différentes phases ? Eh bien les premiers à mourir furent les plus pauvres des pauvres. C’est une question qu’il nous faut affronter. Du point de vue scientifique, il n’est pas question de confondre toutes les victimes juives dans une même catégorie – de les appeler tous « Kedoshim » (à savoir les « Sanctifiés »), comme je l’ai entendu faire par un rabbin. Ce n’est pas mon langage. Nous ne pouvons pas faire ça. Il nous faut les voir tels qu’ils étaient, et nous n’en sommes pas encore là. Ce que nous avons eu jusqu’à présent, ce sont des sermons. C’est un des points sur lesquels je suis en désaccord avec Élie Wiesel, même si je le connais depuis longtemps. Il nous dit : « Soyez à l’écoute des survivants, et aussi de leurs enfants ». Alors je dis, oui, nous devons écouter les survivants. Ça fait même pas mal de temps que nous les écoutons, mais cela ne suffit pas. Cela ne nous dit pas ce qui est arrivé à ceux qui n’ont pas survécu. Les survivants ne sont pas un échantillon statistique aléatoire. Cela exige tout un tas de recherches assidues à travers toute une masse d’archives qui gisent dans l’oubli et n’ont pas été examinées.

Enfin, la troisième tâche importante des chercheurs est d’identifier clairement qui étaient les voisins des Juifs. Comment vivaient-ils les évènements, à supposer qu’ils aient eu le moindre impact sur eux ? Par quoi leurs réactions étaient-elles motivées, qu’il s’agisse de se joindre aux perpétrateurs, d’aider les victimes ou, comme c’était le cas la plupart du temps, de rester neutre. Mais la neutralité ne signifie pas qu’on ignore ce qui se passe. C’est simplement la décision de ne rien faire. Il nous faut examiner aussi cela. Bref, il nous faut examiner l’Holocauste sous tous les angles possibles, ce qui signifie faire une grande quantité de recherche au niveau local, parce que c’est au niveau local qu’on trouve les documents pertinents. Par exemple, c’est dans des archives locales que j’ai lu que les Allemands se plaignaient que les Biélorusses ne leur livraient pas une quantité suffisante de céréales parce qu’ils en dérobaient secrètement une partie pour fabriquer d’énormes quantités de vodka. Il faut donc commencer à se poser la question suivante : quel pourcentage de la population se trouvait en état d’ébriété permanente ? Toutes ces questions son extrêmement importantes, et c’est dans cette direction que doit s’orienter la recherche. Ça n’est pas un travail d’amateur, ça ne peut pas être fait par des gens qui ne sont pas formés pour ça, ce n’est pas un travail de philosophes, c’est un travail pour les gens qui connaissent les langues, qui connaissent l’histoire, qui connaissent la science politique, qui connaissent l’économie, etc. Fondamentalement, des gens biens formés. Aujourd’hui, l’Holocauste n’est plus un sujet pour les amateurs, comme cela a pu être le cas au départ.

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