jeudi 23 octobre 2008
On parle beaucoup du silence de Pie XII, mais pas de l’indifférence morale du monde durant la Shoah
Je reprends ici un article déjà ancien, écrit à l’occasion du décès de Gerhardt Riegner, fin 2001. Dans l’article qu’il nous a fait parvenir [*], l’abbé Arbez évoque opportunément cette grande figure, si peu mentionnée, même par les historiens. Celui qu’on appelait « l’homme du télégramme », fut le premier à prévenir, dès 1942, de la mise en œuvre de la "Solution finale". Il n’est pas agréable de le reconnaître, mais la vérité oblige à le dire, sans faux semblant : aucune institution mondiale ne fit quoi que ce soit de sérieux pour enrayer, voire saboter le processus : ni le Vatican, certes, mais les Alliés, la Croix-Rouge, et les grands hommes politiques d’alors n’ont pas fait mieux. En ces jours où la mémoire controversée du défunt pape Pie XII revient à la une, à l’occasion d’un projet de béatification de sa personne, il ne faudrait pas qu’il serve de bouc émissaire, au point de faire oublier la démission des "belles âmes" qui se turent aussi, en ce temps-là, ou dont la protestation, plus platonique qu'efficace, ne fut suivie d’aucune action significative susceptible de venir en aide à un peuple qu’on éliminait inexorablement, au vu et au su de tous. (Menahem Macina).
[*] "Pie XII, les Juifs et les Catholiques".
Article d’André Allemand, paru le 8 décembre 2001, dans La Tribune de Genève, sous le titre "Gerhart Riegner disparu, Genève perd un juste".
Genève est orpheline mais ne le sait pas. Dans la nuit de dimanche à lundi [2-3 décembre 2001] est décédé un tout grand monsieur : Gerhart Riegner […]. Son nom ne vous dit rien ? C'est pourtant lui qui, le premier, a officiellement prévenu les Alliés que l'Holocauste était en marche. Dans leur jargon, les historiens parlent d'ailleurs du « télégramme Riegner » quand ils se réfèrent au message adressé le 8 août 1942 au président Roosevelt.
Mais aussi médiatisé soit-il, cet épisode dramatique ne constitue que l'une des nombreuses interventions marquantes de ce juif allemand, qui vécut plus de soixante-cinq ans à Genève. A en croire le professeur Jean Halpérin, qui l'a bien connu, Gerhart Riegner est de ceux qui ont littéralement «écrit l'Histoire» des relations internationales. Entreprendre un inventaire, même lacunaire, de ses contributions donne déjà le vertige.
* Juriste de renom, il a participé, en 1936, à la fondation du Congrès juif mondial (CJM) à Genève.
* En 1945, il est à San Francisco pour la création de l'Organisation des Nations Unies, dont il contribue à rédiger la Charte.
* En 1948, il est de ceux qui lancent la Déclaration universelle des droits de l'homme, à Paris.
* La même année à Stockholm est adoptée, en sa présence, la 4e Convention de Genève, qui exige des armées occupantes qu'elles protègent les populations civiles...
Ironie du sort, Gerhart Riegner a été enseveli mercredi après-midi au cimetière israélite de Veyrier, alors que, le matin même, 114 Etats réunis au Centre international de conférences de Varembé rappelaient Israël à l'ordre humanitaire, au nom de cette même 4e Convention de Genève […] Sans en être l'auteur, il a cependant participé à l'élaboration de la plupart de ces traités internationaux. Certains paragraphes, certaines tournures de phrases portent d'ailleurs sa patte.
Dialogue avec les chrétiens
Lutter pour la reconnaissance du peuple juif en particulier et des minorités en général, militer pour les droits de l'homme, développer le droit international humanitaire. S'il a voué sa vie à ces trois nobles causes, Gerhart Riegner a toujours su trouver le temps et l'énergie pour en mener une quatrième, qui le passionnait: le dialogue interreligieux.
Brillant diplomate et négociateur infatigable, Gerhart Riegner ne considérait jamais un «non» comme définitif. A force de persévérance, il est parvenu à faire évoluer la théologie catholique vis-à-vis du judaïsme. Lui qui occupa un siège d'observateur durant le Concile Vatican II (1962-1965) et qui participa, à Genève, aux négociations sur le carmel d'Auschwitz (1986-1987) vit tous ses efforts couronnés de succès dans les années 1990. En peu d'années, l'Etat d'Israël fut officiellement reconnu par le Vatican, le Saint-Siège publia un examen de conscience sur les agissements de l'Eglise catholique durant les années noires du nazisme - Riegner l'avait demandé en 1987 ! - et le pape Jean Paul II entreprit son voyage en Terre sainte.
Dans les coulisses du monde
Seule grande déception : n'avoir jamais pu établir de dialogue durable avec le monde musulman. Ardent sioniste, il souffrait de voir la droite, et surtout l'extrême droite, prendre le pouvoir en Israël, détruisant le rêve d'un rapprochement avec les Palestiniens. Un coup dur, pour celui qui intitula ses Mémoires : Ne jamais désespérer [1]. Comment un aussi brillant parcours a-t-il pu rester à ce point méconnu des Genevois ? Depuis l'annonce de son décès, les messages de condoléances s'accumulent sur les bureaux du Congrès juif mondial : cardinal Martini (archevêque de Milan autrefois considéré comme papabile), cardinal Sodano (secrétaire d'Etat de Jean Paul II), cardinal Lustiger (archevêque de Paris). Dans un livre-hommage, publié fin août pour ses 90 ans, figurent également les voeux d'Ivor Jackson, ancien directeur adjoint du Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés, de Konrad Raiser (secrétaire général du Conseil oecuménique des Eglises), de Bartholomaios Ier (patriarche oecuménique et archevêque de Constantinople), du métropolitain orthodoxe de Suisse, Damaskinos, etc. Or, mercredi, le service funèbre au cimetière israélite de Veyrier n'a réuni qu'une cinquantaine de personnes. Pour les proches de Gerhart Riegner, ce paradoxe s'explique aisément. La tradition juive exige de procéder le plus rapidement possible à l'ensevelissement. Mais surtout, sans verser dans la fausse modestie, l'homme aimait rester discret, évoluer dans les coulisses du monde.
Disciple du professeur Hans Kelsen
Né en 1911 à Berlin, dans une famille d'intellectuels juifs, il était pourtant destiné à devenir un grand professeur de philosophie du droit. Mais, en 1933, le jeune magistrat est révoqué du tribunal de sa ville, suite à un décret nazi contre les juifs. Il quitte l'Allemagne et continue ses études à Paris (Sorbonne), puis à Genève. C'est le très renommé professeur Hans Kelsen qui lui décroche une bourse à l'Institut universitaire de Hautes Etudes internationales. Le même Hans Kelsen ainsi que ses collègues, William Rappard et Paul Guggenheim, ont recommandé le jeune Riegner pour occuper le poste de conseiller juridique, lors de la création du Congrès juif mondial à Genève. Lui qui pensait donner un simple coup de main, a consacré soixante-cinq ans à lutter contre Hitler, puis pour les droits de l'homme ! Nommé secrétaire général en 1964, il est sans cesse réélu jusqu'en 1983.
«L'homme du télégramme»
« Reçu rapport alarmant faisant état qu'au quartier général du Führer est discuté un plan selon lequel tous les juifs des pays occupés ou contrôlés par l'Allemagne, soit 3,5 à 4 million de personnes, devraient, après déportation et concentration dans l'Est, être exterminés d'un coup, afin de résoudre une fois pour toutes la question juive en Europe. »
Le 8 août 1942 à Genève, Gerhart Riegner remet au vice-consul américain le texte de ce télégramme destiné à Stephen Wise, président du Congrès juif mondial et ami du président américain Franklin D. Roosevelt. Pour la toute première fois, le plan d'extermination était mis au jour. Mais il fallut attendre dix-huit mois avant que les Alliés fassent mine de réagir.
Riegner confiera, dans ses Mémoires :
« Des millions de juifs furent sacrifiés… Jamais je n'ai éprouvé plus intense sentiment d'abandon, d'impuissance et de solitude, que lorsque j'ai envoyé des messages de désastre et d'horreur au monde libre et que personne ne m'a cru… »
Dans une interview publiée dans Le Journal de Genève, le 2 août 1994, Riegner raconte :
« En juillet 1942, Eduard Schulte, un grand industriel allemand antinazi, était au courant de la solution finale et voulait en avertir les juifs pour libérer sa conscience. Il avait des relations d'affaires à Zurich et, à travers quelques intermédiaires, les nouvelles sont arrivées jusqu'à moi sans que je le rencontre. »
Et Riegner de poursuivre :
« Les Alliés ont signé une déclaration, le 17 décembre [1942], dénonçant l'extermination des juifs et promettant de punir les meurtriers. A partir de ce moment, personne ne pouvait dire qu'on ne savait pas. La désillusion est venue après : on attendait une action secrète des Alliés. Finalement, leur secret était qu'ils ne feraient rien. Les Américains, et eux seuls, ont quand même agi en 1944....
Je me suis aussi battu avec la Croix-Rouge, elle n'a pas beaucoup lutté pour assimiler ceux qui étaient internés dans les camps des prisonniers de guerre. Elle a maintenu l'illusion qu'elle agissait en faveur des déportés. En fait, elle n'a rien fait. »
A l'époque, Gerhart Riegner n'a pas eu davantage de succès auprès du Vatican, pourtant alerté par Mgr Bernardini, le nonce en poste à Berne. Raison pour laquelle notre homme s'est efforcé, tout au long de sa vie, de lutter contre « l'indifférence morale » des pays chrétiens à l'égard de la communauté juive.
André Allemand
© La Tribune de Genève
[1] « Ne jamais désespérer ». Soixante années au service du peuple juif et des droits de l'homme, Cerf, Paris, 1998, 683 pages.
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