Dossier publié le 17 novembre 1997 dans Le monde des livres, Paris (contenu: Les voix du massacre, | Mémorial ou document?Des historiens spécialistes de la Shoah ou de la deuxième guerre mondiale réagissent à la parution du "Livre noir" | "Il est interdit aux juifs..." | Lev Ozerov à Babi Yar-L'un des derniers rédacteurs survivants du "Livre noir", | Irina la fidèle | Vivre aux portes de la mort : Un ouvrage important qui apporte une réponse au débat sur la nature de la résistance juive dans le ghetto |
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Les voix du massacre
Cinquante ans aprés son interdiction par Staline, un document unique transmis par les survivants des massacres de juifs en Russie, livre où les morts se mettent à parler.
LIVRE NOIR. Textes et témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossmann. Traduits du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Kahn, Paul Lequesne et Carole Moroz sous la direction de Michel Parfenov. Solin/Actes Sud, 1136 p. 280 F.
Le terme a été galvaudé, mais disons tout de suite que la publication du Livre noir est un événement Un vrai. Qui devrait passionner les littéraires --et les historiens, les juifs et les non-juifs, et, plus précisément tout honnête homme qui veut comprendre ce qui s'est passé il y a quelques décennies en Europe, comment a commencé à l'Est, dans les Républiques soviétiques, cette destruction des juifs d'Europe, disséquée par les historiens, tel Raul Hilberg. Comment a commencé, avant même que soit mise en oeuvre (!), industriellement, dans des camps conçus à cet effet, la "solution finale", l'extermination programmée des juifs, qui ne cesse de peser sur notre fin de millénaire.
Réalisé sous la direction d'Ilya Ehrenbourg et de Vassili Grossmann, alors correspondants de guerre, avec une quarantaine de collaborateurs -- Margarita Aliguer, Victor Chklovski, Kaverine, Avrom Sutzkever, Lidia Seffoulina... --, Le Livre noir1) est un recueil de témoignages rassemblés immédiatement après le départ des occupants nazis auprès des témoins survivants en Ukraine, Biélorussie, Russie, Lituanie et Lettonie. Evidemment, on peut se demander si, maintenant que cinquante ans ont passé, ce livre mythique, disparu, interdit et composé dans l'urgence, n'arrive pas trop tard. Mais, à le lire, il est clair qu'il était, alors même censuré, même autocensuré, impubliable.
Nous ne ferons pas ici un échantillonnage de l'horreur, des massacres, des humiliations et des tortures, car la lecture en est, le plus souvent, totalement insoutenable. Mais comment pourrait-elle ne pas l'être, puisqu'elle est composée des témoignages, à chaud, de ceux qui ont survécu à ce qui fut une gigantesque boucherie... On croyait tout savoir. Et puis, non. C'était pire.
Cependant, l'existence du livre caché était connue. Début 1944, Ehrenbourg en avait publié des extraits dans la revue Znamia. En 1945, une partie du travail avait été envoyée au procureur soviétique du procès de Nuremberg. Une Cartea negra avait paru en Roumanie en 1946, tandis que la même année était publié aux Etats-Unis un Black Book à partir de documents transmis depuis l'Union soviétique. Quant à l'édition russe, gelée par Jdanov, puis remaniée, elle avait enfin reçu, sur épreuves, le bon à tirer en 1947, avant d'être définitivement interdite et le plomb détruit chez l'imprimeur. La pire campagne antisémite, sous prétexte de "conspiration sioniste", allait bientôt commencer avec l'assassinat, en janvier 1946, sur ordre personnel de Staline, de Salomon Mikhoels, artiste adulé du théâtre yiddish, bientôt suivi par le procès qui allait aboutir à l'exécution de tous les membres -- moins une -- du bureau du Comité-antifasciste juif2.
"L'histoire du Livre noir ressemble à celle de notre pays", écrit dans la préface à la première édition intégrale en russe -- parue à Vilnius fin 1993 -- la fille d'Ilya Ehrenbourg, Irina, sans qui n'aurait pu se faire cette exhumation. "Elle recèle de la même manière nombre de faits inexpliqués ou, comme il est convenu de dire aujourd'hui, de 'taches sombres'."
L'histoire de sa publication, ou plutôt de sa non-publication, éclaire d'une façon frappante, comme par ricochet, ce que signifiait être soviétique et juif en URSS. L'idée de réunir des documents sur l'extermination des juifs de Russie revient à Albert Einstein, qui en fit part à Mikhoels et Fefer, envoyés aux Etats-Unis en 1943 pour recueillir des fonds auprès de la communauté juive américaine. On lui demanda une préface (dans laquelle il souhaitait notamment que la Palestine soit ouverte à l'immigration juive), qui déplut aux Soviétiques et qu'il retira. Dans ses souvenirs, Les Hommes, les années, la vie (dont on aimerait voir paraître en francais la traduction déjà prête de l'édition intégrale publiée à Moscou en 1989-1990), Ilya Ehrenbourg écrit:
"A la fin de 1943, avec V.S. Grossmann, j'ai commencé à travailler à un recueil de documents que nous étions convenus d'appeler Le Livre noir. Nous avions décidé de rassembler les journaux, les lettres personnelles, les récits des victimes rescapées ou des témoins de cette extermination."
On observera que c'est la guerre, puis Le Livre noir qui ont éveillé chez les deux maîtres d'oeuvre, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossmann, une conscience juive jusque-là refoulée. Très différents, ils se voulaient tous deux assimilés, écrivains russes soviétiques. Ils vont, presque malgré eux, se trouver engagés dans la cause juive, ce que Simon Markish dans son essai sur Le Cas Grossmann (Julliard/L'Age d'homme, 1983), a appelé le "syndrome de Tuwim", reprenant les paroles du poète polonais Iulian Tuwim (1894-1953) qui après l'insurrection du ghetto de Varsovie, revendiqua "le grade de Judei doloris causa". Il avait écrit un article qui devint le manifeste de la communauté juive assimilée: "Il existe deux sortes de sang écrivait Tuwim, celui qui coule dans les veines et celui qui s'écoule des veines. Etudier le premier est l'affaire des physiologues... Le second est le sang innocent des torturés, le sang qui n'est pas caché dans les artères, le sang des juifs"
Tant qu'on ferait couler le sang des juifs, Ehrenbourg et Grossmann savaient désormais qu'ils se sentiraient juifs... Il y avait Babi Yar près de Kiev, où pourrissaient 40 000 cadavres. Il y avait Vilna. Il y avait Berditchev... Vassili Grossmann raconte un des jours de terreur, le 15 septembre 1941, dans sa ville natale:
"Tout le jour, le sang coula. Les fosses en étaient pleines que le terrain argileux n'absorbait pas et le sang débordait, formant d'énormes mares sur la terre, coulait à flots, s'engorgeant dans les cavités du sol. Les blessés tombés dans les fosses mouraient non pas sous les balles des SS, mais parce qu'ils se noyaient, engloutis par le sang. Les bottes des bourreaux étaient détrempées, imprégnées de sang, les victimes qui avançaient vers leur tombe marchaient dans le sang. Toute la journée, les cris des gens abattus restèrent suspendus dans l'air, les paysans des fermes avoisinantes quittaient leurs maisons pour ne pas entendre ces hurlements qu'aucun coeur humain ne pourrait supporter."
Impressions recueillies dans les ruines du ghetto, alors qu'il recherchait les traces de la mort de sa mère; elles seront la matrice de son grand roman, Vie et destin. Mais en bon Soviétique, lorsqu'il aura achevé le livre en 1960, il le portera à la revue Znamia, qui le transmettra au comité central. Qui fera saisir tous les manuscrits.
Ce n'est pas un livre d'histoire. C'est une source incomparable, une matière documentaire brute, unique, mise en forme par de grands écrivains, censurée par les censeurs du "politiquement correct" de l'époque, qui a servi et servira aux historiens, aux romanciers. Un livre où les morts se mettent à parler. Il faut le lire à petites doses. Savourer même l'humour noir... Un jour, dans le ghetto de Vilna, on organisa une soirée à la mémoire de Stefan Zweig, dont on venait d'apprendre le suicide; les musiciens jouèrent la Marche funèbre de Frédéric Chopin... Il faut aussi savoir gré à un éditeur, pour inaugurer une nouvelle collection nommée "Hebraica", d'avoir bravé les contingences économiques et pris le risque de cette immense entreprise qui répond à l'impératif biblique, toujours actuel, Zakhor!: souviens-toi.
Nicole Zand
Voir pages VI et VII (Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page I)
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MEMORIAL OU DOCUMENT?
Des historiens spécialistes de la Shoah ou de la deuxième guerre mondiale réagissent à la parution du "Livre noir"
Que pensent du Livre noir les historiens de la Shoah? Quelle est pour eux la valeur documentaire d'un recueil composé par des écrivains et non par des spécialistes il y a près d'un demi-siècle, alors que les recherches sur l'extermination des juifs étaient encore balbutiantes. Depuis 1987-1990, les archives soviétiques sont, en outre, plus ou moins ouvertes, et l'effondrement de 1989 a creusé entre nous et l'univers stalinien un fossé infranchissable. Cette nouvelle donne historiographique limite-t-elle l'intérêt du Livre noir à celui d'un pieux mémorial au judaisme assassiné? Ou bien, malgré d'évidentes réserves, les témoignages ici réunis par l'équipe d'Ilya Ehrenbourg et de Vassili Grossmann, constituent-ils un matériau toujours utile au chercheur?
Pour Annette Wieviorka, qui a contribué à faire connaitre en France la littérature juive du souvenir3, nul doute que Le Livre noir souffre de toutes les déformations typiques de la propagande d'époque (surestimation des faits de résistance immanquablement considérés comme des effets seconds de Stalingrad, minimisation des phénomènes de collaboration des populations locales). Pourtant, ce livre appartient bien, y compris par son style, à la "bibliothèque de la catastrophe", produit de la compulsion de conservation par l'écriture qui s'était emparée de tant de juifs menacés de disparition. Frénésie de témoignages rédigés dans les ghettos ou griffonnés à la dérobée, au bord même des fossés -- comme celui d'Isaac Doghim, dont il est question dans Le Livre noir, l'un des Brenner (brûleurs de cadavres) de Ponary où gisaient les juifs de Vilna fusillés... A Riga, par exemple, rapporte Le Livre noir dans un passage qui était destiné à être en partie censuré, le grand historien du judaisme, Simon Doubnov, n'hésitait pas à profiter des provocations de son ancien étudiant allemand, devenu son bourreau, pour lui soutirer des informations et achever une histoire du ghetto de Riga...
"Il est fascinant de constater, ajoute Annette Wieviorka, que tous les passages supprimés, et rétablis en italique ou entre crochets dans l'édition présente, étaient précisément ceux qui marquaient une identité spirituelle et religieuse spécifiquement juive. Par exemple, le récit d'Avrom Sustzkever sur le ghetto de Vilna, dans lequel le poète raconte, entre autres, comment ses camarades s'efforcent de sauver manuscrits et archives juives -- toutes pièces productrices d'identité."
Le Livre noir demeure donc un "classique" et "sa parution favorisera en France une vision plus intelligente de la Shoah, qui ne se limitera plus à Vichy."
Nombreux sont les historiens qui déplorent à l'avance l'effet désastreux de la propagande. Elle rend parfois la lecture pénible, à commencer par celle de la préface de Vassili Grossmann. Pas question pour autant de repousser ce premier monument d'histoire orale, qui a longtemps servi de matière première historiographique, en attendant mieux. L'interdit de 1947 lui prêtait même une sorte de garantie de crédibilité (sur la couverture de l'édition américaine de 1980, on peut ainsi lire "suppressed by Stalin": "interdit de publication par Staline"). C'est ce que laisse entendre Raul Hilberg, I'auteur de La Destruction des juifs d'Europe (Fayard):
"La phraséologie communiste pourrait faire passer l'ensemble de ce qui est écrit pour de la langue de bois. Pourtant, j'estime que le travail accompli par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossmann, quoique dirigé par deux romanciers, a été fait honnêtement. Je ne crois pas qu'ils aient manipulé les témoignages. Tout au plus les ont-ils "édités", c'est-à-dire coupés."
Dans son dernier essai, Exécuteurs, victimes, témoins4Raul Hilberg utilise même le Livre noir à contretemps de la lecture stalinienne. Dans les récits de l'évacuation des villes menacées d'occupation par les Allemands en juin 1941, il a ainsi trouvé la preuve que les Soviétiques, loin de se soucier de mettre à l'abri les populations juives menacées, se préoccupaient surtout de sélectionner parmi elles les ouvriers qualifiés et les personnes "utiles". Ils maintenaient même à leur poste, jusqu'à la dernière minute, ceux dont le travail était jugé nécessaire à la production de guerre.
"Il y a dans Le Livre noir, ajoute Raul Hilberg, d'honnêtes erreurs. Des erreurs de lieux, qui tiennent parfois à la transcription de l'alphabet cyrillique à l'alphabet latin, des erreurs dans les grades SS, des erreurs dans les chiffres. Dans les documents établis par les commissions soviétiques, on trouve de nombreuses allusions à des faits de collaboration pratiquement absents du livre. Mais il est tout à fait loisible aux chercheurs de comparer les témoignages aux documents premiers de l'armée allemande. Depuis quelques années, nous avons en outre récupéré beaucoup d'archives provenant des régions de l'ex-Union soviétique, et portant sur les massacres de juifs. Elles peuvent être consultées à l'Holocaust Memorial Museum de Washington par les historiens. Mais avant que des travaux fiables naissent de l'exploitation de ces documents, il faudra patienter des années. En attendant, cela vaut tout à fait la peine de lire Le Livre noir."
Yaakov Lozowick dirige les archives de Yad Vashem, le Mémorial de la Shoah à Jérusalem. Pour lui, l'importance du Livre noir tient surtout à son caractère de premier recueil du genre. Mais depuis près de sept ans, dit-il, Yad Vashem, recoit des documents émanant des commissions d'enquête mises en place avant la fin du conflit par les diverses institutions soviétiques. Cela afin de préparer la structure juridique des futurs procès de criminels de guerre, mais aussi de dénicher les divers collaborateurs des nazis. Sont également récemment parvenus à Yad Vashem d'innombrables lettres et témoignages envoyés au journal soviétique en yiddish Einigkeit (L'Unité), mais non publiés par celui-ci ."Rien que la semaine dernière, nous avons reçu de Minsk vingt-cinq mille feuilles d'archives, et un tel arrivage n'a rien d'exceptionnel." Une matière lourde de révélations donc, qui laissera loin derrière celle du Livre noir.
Pourtant celui-ci demeure utile, de l'avis des historiens. Ne serait-ce que parce que les récits qu'il contient portent sur un pan moins étudié, voire mal connu de l'histoire de la Shoah: l'assassinat par fusillade de populations entières. Telle est l'opinion de Michael Marrus, un spécialiste de l'historiographie du Génocide. "La publication du Livre Noir, dit-il, permettra au lecteur français de se faire une idée de l'un des chapitres les plus douloureux de l'histoire du Génocide: l'orgie de meurtres dont furent victimes des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants, la plupart fusillés par les tristement célèbres Einsatzgruppen [les commandos mobiles de tuerie], mais aussi par d'autres unités. Ces assassinats, parfois négligés, tant nous nous focalisons sur la question des chambres à gaz et des camps d'extermination, sont d'une nature assez différente de la mise à mort industrielle, efficace et organisée avec soin, comme sur une chaîne de montage. Ici, dans les atrocités relatées par Le Livre noir, le meurtrier et sa victime se voient, s'entendent, ont un contact "humain" avant l'exécution..." Cependant, on ne peut oublier, dit-il, que Le Livre noir provient également d'un "monde bizarre", d'un "empire cruel". I'URSS de Staline où l'agonie des juifs a été cyniquement instrumentalisée dans le but de mobiliser la sympathie internationale, notamment celle des Etats-Unis, avant d'être évacuée, une fois passé le second conflit mondial, de l'historiographie soviétique.
Stéphane Courtois, qui dirige la revue Communisme, a ainsi retrouvé un ouvrage, écrit à l'époque du "dégel": L'URSS dans la seconde guerre mondiale (la version française est de 1967). Cosigné par sept maréchaux soviétiques, quinze experts militaires et... par Ehrenbourg lui-même, ce volumineux ouvrage ne dit mot sur l'extermination des juifs dans la période 1941-1942 dans les zones occupées par les Allemands. "Dès qu'on sent qu'on frôle le problème, dit Stéphane Courtois, on parle de citoyens soviétiques." Face à ce silence, Le Livre noir comble assurément un vide, même s'il appartient à un genre littéraire fécond dont l'archétype est, selon lui, Le livre brun de la terreur hitlérienne, lancé par la propagande soviétique et par son maître d'oeuvre, Willi Munzenberg, en 1934.
Pour Renée Poznanski, aussi auteur d'Etre juif en France pendant la seconde guerre mondiale (Hachette), impossible de dissocier Le livre noir du contexte dans lequel il a été conçu. "Le pouvoir soviétique était victime du mythe antisémite de la puissance du judaisme américain". Pour cette historienne, les témoignages oraux recueillis immédiatement après les événements même contemporains, conserveront toujours une valeur bien supérieure à ceux que l'on rassemble aujourd'hui, même après plusieurs décennies d'affinement des techniques de l'"histoire orale".
Nicolas Weill
(Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page VI)
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"Il est interdit aux juifs..."
Le poète yiddish Avrom Sutzkever (né en 1913), auteur du recueil Où gîtent les étoiles (Seuil, 1989), avait rejoint les partisans après s'être échappé du ghetto de Vilna. Il vit depuis 1947 en Israel. Il énumère quelques interdits:
"Au-dessus des portes du ghetto, les Allemands avaient mis une pancarte: "Attention. Quartier juif. Danger de contagion. Entrée interdite aux non-juifs". "Il est interdit aux juifs de regarder par les fenêtres donnant sur les rues à l'extérieur du ghetto. Ces fenêtres doivent être complètement camouflées avec du papier ou de la peinture./" Il est interdit aux juifs de parler allemand./"Il est interdit aux juifs de parler politique./" Tout juif qui parlera ou entretiendra des relations avec des non-juifs sera fusillé./"Il est interdit aux juifs de porter la moustache./"Il est interdit aux juifs de consommer des matières grasses./"Il est interdit aux femmes juives de se teindre les cheveux et de se farder les lèvres/"Il est interdit de prier./"Il est interdit d'étudier./"A partir de l'âge de six ans, tous les juifs doivent porter l'étoile jaune, à l'intérieur comme à l'extérieur du ghetto. Devant chaque Allemand qui pénètre dans le ghetto, il faut se découvrir./" Il est interdit d'accoucher./" Les femmes qui accouchent seront mises à mort avec leur enfant"."
(Le Livre noir, page 531).
(Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page VI)
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Lev Ozerov à Babi Yar
L'un des derniers rédacteurs survivants du "Livre noir"
A quatre-vingt-un ans, Lev Adolfovitch Ozerov, le dernier survivant, avec Avrom Sutzkever, des rédacteurs du Livre noir, continue à enseigner à l'Institut de littérature de Moscou.
Poète, traducteur, critique, spécialiste de Pasternak, correspondant d'un journal de l'armée pendant la guerre, il est l'auteur du passage sur Babi Yar (le "ravin des bonnes femmes"), lieu qui donna son nom au massacre de masse commis par les Allemands le 29 septembre 1941, dix jours après leur entrée dans Kiev. Le chapitre fut presque entièrement censuré. Ozerov se souvient: "C'est en 1943 qu'Ehrenbourg m'a parlé de l'idée du Livre noir. Pour réunir du matériel, il a décidé d'envoyer des gens à Kiev, Minsk, etc. Moi, il m'a envoyé à Kiev, ma ville natale, à l'automne de 1943, quand la ville a été libérée.
" Je n'oublierai jamais. La première fois, quand je suis arrivé, j'ai vu un ravin en forme de long serpent, rempli de cadavres. D'abord, il me fallait maîtriser mon émotion; je savais que j'avais perdu là beaucoup de proches, d'amis, de parents. Des femmes se sont sauvées en me voyant. Il me fallait parler, refaire l'itinéraire qu'ils avaient suivi. J'ai fait plusieurs voyages à Kiev pour continuer à collecter des informations. (...) J'ai fait un petit poème qui a paru en 1946 dans la revue Octobre.
"Deux ans avaient passé. Les corps n'étaient pas enterrés. (...) Après, on a eu l'idée de faire une route par-dessus. Ou un terrain de football. C'était un tel cynisme! Les gens de Kiev n'avaient rien dit Les uns sauvaient des juifs, d'autres les trahissaient... Mon grand-père justement est mort parce qu'on l'a donné aux Allemands pour prendre son appartement!
"La maison d'Ehrenbourg, en ce temps-là, rue Gorki, était une ruche, un atelier, un entrepôt, un central téléphonique, un point de rencontre. J'y allais presque chaque jour. (...) Il y avait beaucoup de monde; j'y ai rencontré Platonov, qui n'a pas écrit, mais prenait part à la collecte des matériaux. Les uns faisaient beaucoup, les autres peu et le livre avançait. Le principe d'organisation, par région, était simple: j'étais responsable pour Kiev, Lidine pour des villages d'Ukraine, Chklovski pour le Caucase, etc. En 1945, le livre était prêt, et Ehrenbourg l'a remis au Comité antifasciste juif (CAJ. On ne savait pas si on ferait un ou deux volumes. Jdanov l'a retenu longtemps, deux ans, peut-être plus. Staline déclara que c'était favoriser les juifs alors que des gens de toutes les nations avaient été frappés dans cette guerre.
" Parfois, pour répondre aux humiliations des officiels, Ilya Grigorievitch [Ehrenbourg] journaliste. Je me souviens de ce qu'il disait: "Je pressentais qu'on n'aurait plus besoin de moi quinze jours après la guerre. Mais la guerre n'est pas finie et on n'a pas besoin de moi." Le 15 avril 1945, un article de la Pravda titrait: 'Le camarade Ehrenbourg exagère'."
N.Z.
(Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page VI)
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Irina la fidèle
Respectant le voeu de son père, Irina Ehrenbourg a permis que soit publié Le Livre noir.
II ne devait pas toujours être facile d'être la fille du célèbre Ilya Ehrenbourg (1891-1967). Ehrenbourg, le plus bohème des Soviétiques, ami d'enfance de Boukharine, qui, arrivé à dix-sept ans à Montparnasse, était devenu l'ami de Picasso et d'Apollinaire, qui passait pour l'unique Soviétique capable d'expliquer l'URSS aux étrangers et dont on disait que, correspondant pendant la Grande Guerre patriotique, il "valait une division". "Je n'ai jamais éprouvé la peur, écrivait-il dans ses Mémoires, ni sur les fronts, ni en Espagne, ni dans les bombardements, mais en temps de paix lorsque j'entendais un coup de sonnette."
A la fois honni par les anticommunistes, suspect aux tenants de l'orthodoxie, prix Staline et membre actif du Comité antifasciste juif, ambassadeur auprès des intellectuels francais, inclassable, aujourd'hui presque oublié, Ehrenbourg restera l'inventeur du mot "dégel", qui, un an après la mort de Staline, annoncait, trop tôt au goût de certains, la déstalinisation. "Un merle blanc" parmi les écrivains soviétiques, disait de lui son amie Nadejda Mandelstam.
Sa fille Irina vit à Moscou, rue de l'Armée-Rouge, le quartier des écrivains, dans un petit appartement rempli de livres et de tableaux, de souvenirs. Deux portraits de son père: Matisse et Picasso. Avec la publication de la version intégrale du Livre noir en russe, en hébreu, en allemand et en français, elle a enfin accompli le voeu de son père.
"J'avais retrouvé des lettres de mon père de 1965-1966 dans lesquelles il écrivait que le livre devait paraître. C'est pour cela que je m'y suis mise." En 1980, elle avait envoyé au Mémorial du génocide à Jérusalem, tout à fait clandestinement, les archives d'Ehrenbourg ayant trait au Livre noir. "A l'époque, je ne pouvais pas le dire. Plus tard, j'ai retrouvé un dossier intitulé Questions juives, contenant des lettres qui n'étaient pas dans Le Livre noir. Je les ai transmises, légalement, cette fois, en Israel, où un volume en russe de 500 pages a paru: Les Juifs soviétiques écrivent à Ilya Ehrenbourg. 1943-1946 (Jérusalem, 1994).
"Pour l'édition du Livre noir j'ai mis un an et demi à vérifier tous les noms", dit Irina. Elle montre un cahier dans lequel elle a consigné des centaines de vérifications. Une liasse de vieux papiers. Les épreuves du Livre noir, avec, au crayon, le bon à tirer et une signature illisible. "En 1991, pour le centenaire de mon père, quelqu'un m'a donné les épreuves de 1947 que lui avait confiées Grossmann."
Irina est née à Nice le 25 mars 1911. "Mais, d'après mon passeport, dit-elle, je suis née à Léningrad. C'est ma mère qui avait voulu qu'on ne sache pas que j'étais née en France. Après j'ai changé de nom et j'ai pris celui de son second mari. De même, c'est elle qui m'a fait baptiser orthodoxe quand j'avais sept ans pour être sûre que je serais protégée. Elle était mi-allemande mi-russe; elle avait connu mon père à Paris et, tout en ayant eu de lui une fille juive, elle ne cachait pas qu'elle était antisémite."
A six ans, elle retourne en Russie. "C'était la révolution, la guerre civile, la famine; quand j'ai eu douze ans, je suis repartie avec mon père pour Paris." Elle entre au Collège Sévigné, puis à l'Ecole alsacienne, passe son bac, s'inscrit à la Sorbonne en psychologie appliquée avec Wallon, fait un stage à Sainte-Anne. En 1933, elle rentre en Russie. Quatre ans avant son amie Natalia Stoliarova, qui, elle, sera envoyée quinze ans au Goulag et qui deviendra la secrétaire d'Ehrenbourg. "Je suis arrivée à Moscou. Je travaillais comme psychologue à l'autre bout de Moscou. Au bout d'un an, la Pravda a publié un article pour dénoncer cette "pseudoscience", et l'Institut a été fermé. C'est pour cela que je suis devenue traductrice. Je traduisais des romans francais: Roger Vailland (125.000 francs), André Maurois (La Vie de Fleming), Pierre Daix, la Vie de Toulouse-Lautrec par Henri Perruchot."
Juste avant la guerre, elle s'est mariée avec Boris Lapine, un écrivain qui sera tué au front en 1941. Ils n'auront même pas eu le temps d'avoir une photo ensemble. Comme son père, elle va être correspondante de guerre au front.
Puis, en 1944, Irina va adopter "sa fille", Fania, une enfant de douze ans de la région de Rovno qui, après avoir vu mourir sa mère et ses deux soeurs lors de l'arrivée des Allemands, ses frères fusillés, s'était sauvée dans la forêt avec son père, qui sera tué par un Ukrainien. Recueillie par une femme baptiste, la "paysanne Zinaida Vachtchichina", dont il est question dans le témoignage de la page 794 du Livre noir: "Une petite fille est entrée dans la chaumière. Me voyant, elle s'est enfuie. Qui est cette enfant? me suis-je étonné. D'abord la paysanne m'a répondu que c'était sa fille, puis elle m'a raconté la véritable histoire de la petite [...]. Et cette honnête femme russe l'a cachée sous son toit au risque de se faire tuer par les Allemands, l'a nourrie et habillée au même titre que ses cinq enfants." La fillette, Fania-Feiga Fischman, vit aujourd'hui en Israel.
"Moi, je suis une mécréante" dit Irina Ehrenbourg-Antigone. Pas très orthodoxe. Cosmopolite peut-être. Je ne me sens pas juive. Mais je suis d'accord avec mon père, qui disait qu'il se sentirait juif tant qu'il y aurait des antisémites"
N.Z.
(Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page VII)
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Vivre aux portes de la mort
Un ouvrage important qui apporte une réponse au débat
sur la nature de la résistance juive dans le ghetto
C'ETAIT AINSI 1939-1943: La Vie dans le ghetto de Varsovie de Ionas Turkov, traduit du yiddish par Maurice Pfeffer Austral, 478 p., 165 F.
Parmi les nombreux témoignages sur l'anéantissement du judaisme européen, voici un document à tous égards exceptionnel. Rédigé deux ans après la fin de la seconde guerre mondiale, il a pour auteur une personnalité importante du ghetto de Varsovie dont la position, à la tête de l'Entraide juive (Yidishe Aleinhilf), lui a permis d'avoir une vue d'ensemble sur les souffrances infligées par l'occupant allemand à la plus grande concentration de juifs dans l'Europe occupée. Ionas Turkov fait le récit de la vie quotidienne du "quartier juif" de la capitale polonaise, où périrent déportés, assassinés ou affamés plus de quatre cent soixante mille personnes de 1940 à 1943. D'après ses calculs, le chiffre moyen de la mortalité dans le ghetto par épidémie ou famine était de deux cent cinquante personnes par jour sur un an.
Ionas Turkov sait analyser parfaitement la tactique allemande qui consiste à entretenir dans le ghetto non seulement une atmosphère de terreur mais également de chaos et de démoralisation, en suscitant systématiquement des contre-pouvoirs aux institutions juives, pourtant installées par l'occupant pour exécuter ses ordres. Le fameux Judenrat -- Conseil juif -- dirigé par l'honnête ingénieur Adam Czemiakos est ainsi truffé d'espions qui ne relèvent que de la Gestapo.
De même, la déjà tristement célèbre "police juive", sous la houlette du converti Sherinski, se voit bientôt doublée par un "service d'ordre" parallèle, celui du "numéro 13" (de la rue Leshno), dont le racket et la dénonciation des fuyards sont la principale activité. Et à son tour, comme dans une sinistre gigogne, ce groupe de gangsters en uniforme est miné de l'intérieur par les manoeuvres allemandes. Qu'ils soient tout simplement corrompus ou apparemment persuadés d'une nécessaire "accommodation" à l'Europe de Hitler, tous ces collaborateurs au service des bourreaux croient tirer leur épingle d'un jeu mortel. Mais ils finissent généralement par subir eux aussi le sort que leurs maîtres ont réservé à tous les juifs.
A cette décomposition, Ionas Turkov oppose l'activité culturelle inlassable menée clandestinement par l'Organisation culturelle juive à laquelle il appartient également. Son témoignage apporte ainsi une sorte de réponse au débat en cours sur la nature de la résistance juive: doit-on en limiter l'expression à la lutte armée ou bien qualifier de "résistance" tout acte de maintien d'une vie organisée? Pour Turkov, nul doute que l'Organisation culturelle juive a eu une influence décisive sur le mouvement de lutte ouverte, en secouant l'apathie et la résignation des masses.
Pièce maîtresse de cette "bibliothèque de la catastrophe", qui se reconstitue lentement dans sa version francaise, C'était ainsi a le style de la littérature commémorative juive (Yzker-buher) dans laquelle les juifs consignent la liste de leurs martyrs et tentent de transmettre la mémoire de leurs communautés détruites aux générations futures. A ce "genre littéraire", inventé au Moyen Age, les deux conflits mondiaux du XXe siècle ont, hélas, donné un nouvel essor. De là, dans le récit de Ionas Turkov, les litanies de noms qu'il faut cependant s'obliger à lire. Ne serait-ce que pour retrouver trace, derrière l'anonymat du massacre, de la présence des hommes, des femmes et des enfants réels. Une trace par exemple de cette fillette abandonnée dans l'un des quartiers du ghetto qu'une "action" a vidée de ses habitants, et qui, privée de toute nourriture (laissée en territoire hors la loi, elle l'est aussi du droit de vivre), berce machinalement dans un square sa petite soeur d'un an.
"Les yeux juifs brillants de la maman de trois ans ne m'ont pas quitté, écrit Turkov, et ne me quitteront plus jusqu'à la fin de mes jours. Je les vois toujours la nuit devant moi et je les fuis, moi qui peux continuer à vivre."
Nicolas Weill
(Le Monde des livres, 17 novembre 1995, page VII)
Notes.
1. Le titre complet, tel qu'il devait apparaitre sur la couverture de l'édition de 1947, qui fut interdite, était : Le Livre noir sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945.
2. On pourra lire à ce sujet L'holocauste inachevé, d'Alexandre Bortchagovski (Lattès, 1995), et attendre la traduction du remarquable Prisonniers du pharaon rouge (V plenou ou krasnovo faraona) de G. Kostirchenko (Moscou, 1994).
3. Les livres du souvenir : les mémoriaux juifs en Pologne, Gallimard, écrit avec Ytzhok Niborski.
4. Gallimard, 1994 ("Le monde des Livres" du 25 février 1994).
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