jeudi 23 avril 2009

Un Arabe parmi les Justes



Photo: DR , JPost
Par MORDECAI PALDIEL


Jusqu'à présent, Yad Vashem a refusé de récompenser le Tunisien Khaled Abdoul Wahhab et de l'honorer du titre de Juste, affirmant que son geste, tout méritant qu'il soit, n'avait pas été réalisé au péril de sa vie. Condition élémentaire pour la nomination de Justes depuis la création du musée de la Shoah, le principe de "au péril de sa vie a subi, au fil des années, diverses interprétations.

Comme l'avait fait remarquer le juge Moshé Bejski, président de la Commission pour la Désignation des Justes pendant 25 ans (de 1970 à 1995), ce critère n'impliquait pas que le sauveteur devait avoir le couteau sous la gorge quand il offrait son aide aux Juifs. Le seul fait de se placer en situation périlleuse ou d'être menacé constituait un risque (c'est d'ailleurs Bejski lui-même qui a initié à cette nuance).

L'exemple de Paul Héritier illustre bien cette situation. Résidant de Chamalières (dans la région de Clermont-Ferrand), il possédait aussi une maison de vacances à Chaumargeais, village situé à quelque 75 kilomètres, qu'il mit à la disposition d'André Chouraqui pour des opérations de résistance sous le régime de Vichy en 1942. Héritier ne vivait pas dans cette maison secondaire, visitait rarement la région, et n'était impliqué en aucune manière dans les activités de Chouraqui. Et pourtant, en 1991, il reçu le titre de Juste. Avec pour justification : bien qu'il n'ait pris aucun risque pour sa vie - les autorités vichystes n'imposant pas la peine de mort aux personnes secourant des Juifs - arrestation voire emprisonnement restaient toujours possibles. Donc, "risque" il y avait.

Nombreux sont les exemples d'hommes et de femmes qui ont porté, de diverses manières, assistance à des Juifs et que Yad Vashem a déclaré Justes même si les risques encourus, certes réels, ne menaçaient pas directement leurs vies. C'est le cas du pasteur André Trocmé qui a transformé le village français de Chambon-sur-Lignon en havre de paix pour des centaines (voire des milliers) de Juifs. Aux questions des gendarmes dépêchés sur place suite à une visite de Georges Lamirand, ministre dans le gouvernement de Vichy, il répondra simplement qu'il continuerait de protéger les Juifs fuyant le nazisme. Il sera emprisonné un certain temps puis libéré. En 1971, Yad Vashem lui a rendu hommage en l'honorant, lui et sa femme Magda, du titre de Juste.

Quant à Khaled Abdoul-Wahhab, il a conduit dans son minibus, après un couvre-feu, un groupe d'une vingtaine de Juifs depuis l'usine d'huile désaffectée de Mahdia (Tunisie) où ils étaient parqués, à sa résidence. Le petit groupe est resté cloîtré près d'un mois dans sa ferme, à 30 kilomètres de la ville, à l'abri de toute menace allemande. Des faits entièrement confirmés par deux de ses protégées, Annie Boukris et Edmée Masliah.

Lors de son témoignage, Annie Boukris s'est vue demander de but en blanc, si, selon elle Khaled Abdoul-Wahhab avait pris des risques en agissant ainsi. Elle a énergiquement affirmé qu'il aurait pu être tué. Peut-être exagérait-elle les risques, peut-être pas. Mais comment savoir, alors que les Allemands avaient les pleins pouvoirs et réduisaient la population juive à l'esclavage et au paupérisme, comme première étape de leur plan diabolique ?

Khaled Abdoul-Wahhab n'a-t-il pas mis en péril sa propre sécurité et son propre confort ? N'a-t-il pas risqué d'être interrogé, voire arrêté par les Allemands ? Le colonel SS Walter Rauff (l'inventeur des chambres à gaz en Pologne), affecté en Tunisie, n'a pas tardé à faire subir des sévisses aux dirigeants juifs, à envoyer des milliers de Juifs aux travaux forcés - où certains ont péri - et esquissait déjà des plans pour de futures déportations vers les camps de concentration (pour plus de détails, se référer à Michel Abitbol : Les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy). Quand Khaled Abdoul-Wahhab cachait ces deux familles dans sa propriété, il prenait le soin de leur faire enlever leur étoile chaque fois que des Allemands venaient de la base de la Croix-Rouge voisine, évitant ainsi tout risque pour ses protégés comme pour lui-même. Puis, les armées britannique et américaine ont rapidement vaincu les Allemands et la Tunisie sera libérée le 6 mai 1943. C'est donc sains et saufs que les Juifs d'Abdoul-Wahhab ont recouvré la liberté.

Paul Héritier, qui n'avait accueilli aucun Juif dans sa résidence secondaire, mais seulement autorisé une personne à l'occuper en son absence, a été reconnu comme Juste. S'il avait été arrêté, les autorités n'auraient jamais envisagé la peine de mort. En fait, sur aucun registre ne figure l'exécution d'un Français par le régime de Vichy pour avoir aidé ou même hébergé des Juifs. Et pourtant, on a refusé le titre de Juste à Abdoul-Wahhab. Non pas parce qu'il n'a pris aucun risque, mais parce que Yad Vashem a choisi d'appliquer pour la Tunisie les strictes conditions concernant les sauveteurs en Pologne. Et ils ont jugé que sa vie n'était nullement en danger.

Enfin, il est important de souligner que la Commission chargée de la désignation des Justes opère à deux niveaux : il existe trois sous-commissions qui traitent des affaires simples, claires et sans polémiques, et une commission plénière qui, elle, est affectée aux cas complexes pouvant être longuement débattus - à l'exemple de celui de Khaled Abdoul-Wahhab. Ainsi, pourquoi Yad Vashem n'a pas choisi de soumettre à cette dernière ce cas précis, à la lumière des nouvelles preuves apportées ? L'administration du musée a-t-elle préféré se réserver le droit de trancher elle-même sur le sujet, ignorant le rôle de la commission réservée à cet effet ?


L'auteur est l'ancien directeur du Département des Justes parmi les nations de Yad Vashem et enseigne actuellement à la Yeshiva University de New York.

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