Enquête.
Histoire. Des camps de concentration au Maroc
Par Karim Boukhari
et Hassan Hamdani
… et autres révélations sur l’histoire secrète des juifs du Maroc sous Mohammed V.
Cela fait plusieurs mois que d'éminentes personnalités juives d'origine marocaine font des allers-retours entre Rabat et Tel-Aviv, multipliant les correspondances officielles entre les deux capitales, pour tenter un coup de force : faire admettre Mohammed V dans le club très fermé des “Justes parmi les nations”, titre honorifique qui récompense les personnalités qui ont pu, au plus fort de l'Holocauste, sauver des vies juives partout dans le monde. “Vous imaginez l'impact (pour la paix) que cela pourrait avoir, non seulement pour le Maroc, mais pour l'ensemble du monde arabe, voire pour le monde tout court ?”, nous interpelle, sans doute à raison, ce dirigeant connu de la communauté israélite au Maroc.
De tous les dirigeants arabes du 20ème siècle, Mohammed V semble bien l'un des tout proches de cette “canonisation”. Quelqu'un comme Serge Berdugo, principale figure du judaïsme au Maroc, a tellement avalé de kilomètres pour la (bonne) cause que des médias sérieux, même en Israël, l'affublent déjà du titre de futur ambassadeur du Maroc en Israël. La formule la plus juste, en fait, pourrait être : “Berdugo ambassadeur de Mohammed V à Tel-Aviv (ou Jérusalem)”. Et la démarche, si elle aboutit, ferait du défunt sultan le premier arabe à gagner le statut, ô combien symbolique, de “juste parmi les nations”. Mais qu'a donc réussi Mohammed V pour accéder, à titre posthume, à une si rare distinction (pour un arabo-musulman) ?
Les origines d'un pacte
Plongée dans l’histoire. Quand la Deuxième guerre mondiale éclate en Europe, en septembre 1939, Mohammed V est un jeune souverain de 30 ans, sans réel pouvoir, malgré l'incontestable cote d'amour dont il jouit auprès de ses sujets. Une fiche établie par les services du protectorat français le décrit comme suit : “Très traditionaliste comme tous les Marocains… (Se préoccupe) des hauts prix de détail et de la question du ravitaillement en sucre. Très aimé des Marocains”. Et notamment de la grande majorité de ses 200 000 sujets juifs, dont il garantit la protection. Une tâche que Mohammed V juge, comme ses prédécesseurs alaouites, inhérente à sa fonction d'Amir Al Mouminine. Au Mellah, le petit peuple se délecte de ces histoires plus ou moins vraies, selon lesquelles le sultan paie ses achats au comptant ou favorise la main-d'œuvre juive au Palais. Les élites israélites ne sont pas en reste, elles qui jouissent, comme nous l'explique l'historien Mostafa Bouaziz, “d'une relation quasi organique avec le Makhzen alaouite”. Le cordon ombilical liant les Alaouites et les juifs marocains est né d'un intérêt commun aussi bien diplomatique que commercial. Des personnalités juives sont chargées de missions auprès des puissances européennes, tandis que des familles commerçantes israélites continuent de travailler pour le compte du Makhzen (les “Toujjar” du sultan).
La défaite de la France face à l'Allemagne nazie va bouleverser la quiétude de ce petit monde aux rouages bien huilés. Arrivé au pouvoir, le régime de Vichy, chapeauté par le Maréchal Pétain, hérite tout naturellement de la tutelle sur le Maroc, où il étend les lois racistes antijuifs décrétées en France le 3 octobre 1940. Une parenthèse de l'histoire du Maroc qui va, malgré les nombreuses ambiguïtés qui l'émaillent, sceller au final le pacte entre Mohammed V et les juifs du Maroc et donner naissance au mythe du roi sauveur (des juifs).
L'histoire des dahirs juifs
Par un dahir du 31 octobre 1940, moins d'un mois après l'instauration du gouvernement de Vichy, les juifs marocains sont soumis à un numerus clausus dans les professions libérales (2% de juifs au maximum parmi les médecins et les avocats) et dans l'enseignement (pas plus de 10 % de juifs parmi les élèves du secondaire).
Le document, d'inspiration purement nazie, porte bien le sceau royal. Il est suivi, un an plus tard, par un deuxième dahir encore plus sévère pour les juifs. Sidi Mohammed Ben Youssef, comme on l'appelle encore à l'époque, a bien paraphé les deux textes préparés par la Résidence générale. Un acte qui n'est pas sans rappeler le dahir berbère, promulgué en 1930, et qui a valu, en son temps, une pluie de critiques au protectorat, mais aussi au jeune sultan qui l'a paraphé. “Mohammed V manquait cruellement d'expérience. Il était jeune et, surtout, n'avait aucun pouvoir et ne pouvait s'opposer véritablement à la Résidence générale sous peine de risquer son trône”, souligne, lucide, le chercheur Mostafa Bouaziz. “Le sultan savait bien que les dahirs juifs, comme le berbère, étaient aussi une manière de soustraire à son autorité une partie vive de ses sujets. Il a cherché, tout au plus, à limiter la casse”, renchérit Bouaziz.
Plutôt que de se risquer à un bras de fer avec la Résidence générale, qui aurait pu lui coûter le trône, Mohammed V a, malgré tout, obtenu une concession de taille : celle, comme nous l'explique Robert Assaraf (fondateur de l'Union mondiale du judaïsme marocain et auteur de “Mohammed V et les juifs”, 1997), “de faire en sorte que l'exécution des dahirs juifs soit d'abord le fait des agents du Makhzen, se donnant les moyens de contrôler, en le retardant autant que possible, le déroulement des opérations”. Calcul gagnant : autant par lenteur “génétique” que par effet Mohammed V, le Makhzen a longtemps tergiversé dans son application des mesures les plus dures des dahirs juifs. Une course gagnée contre le temps, en attendant que la Guerre mondiale désigne, tranquillement, le camp des vainqueurs. Dans le même souci de gagner du temps, Mohammed V a bien gardé, comme l'explique Robert Assaraf, “le deuxième dahir près d'un mois au fond d'un tiroir avant de se résigner à le parapher”.
Le sultan grignote et joue la montre. En toute discrétion, sans jamais élever la voix. Serge Berdugo, actuel secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, explique : “Mohammed V a bien tenté de négocier avec le général Noguès (ndlr : Résident général depuis 1936). Il a exigé que les sujets juifs marocains soient définis par leur foi et non par leur race, un principe en conformité avec leurs statuts de 'dhimmis' (protégés) du sultan”. Le même Berdugo, dont le père était l'un des membres influents de la communauté israélite de l'époque, ajoute par ailleurs que “le sultan a obtenu de Noguès que le numerus clausus ne soit pas appliqué aux institutions communautaires juives, aux écoles religieuses et aux œuvres de bienfaisance, qui ont continué de fonctionner pendant toute la durée de la guerre”. Un bémol qui a permis notamment de soustraire la très grande majorité des juifs marocains au statut nouvellement instauré.
Le rôle contrasté de Mohammed V
La vie quotidienne est faite, alors, de mille et une contradictions. Mohammed V, qui se garde bien de faire la moindre déclaration publique, constate les (quelques) dégâts. Les dahirs juifs, même exécutés par un Makhzen très lent à la détente, sont tout de même une réalité. “Ma sœur s'est retrouvée exclue du lycée du jour au lendemain”, se souvient par exemple Simon Lévy, aujourd'hui conservateur du Musée du judaïsme marocain. Des juifs, notamment les francisés, sont obligés de quitter leurs quartiers européens pour rejoindre le ghetto du Mellah. Dans les Mellahs, justement, la vie a suivi son cours naturel. Popularisée après guerre par la littérature officielle, une anecdote, sans doute exagérée, circule alors dans ces quartiers réservés aux juifs marocains. Au Résident général venu l'informer de la décision de faire porter l'étoile jaune aux juifs du pays, Mohammed V lui demande d'en commander une vingtaine de plus. Contrarié, Noguès demande pourquoi. Le sultan répond : “Pour ma famille et moi-même”.
Une image idyllique à laquelle ne souscrit absolument pas Jacques Dahan, président du Conseil des communautés israélites du Maroc entre 1947 et 1956. Dans ses mémoires publiées en 1955 (“Regard d'un juif marocain sur l'histoire contemporaine de son pays”), il affirme que Mohammed V n'a pas été à la hauteur des responsabilités que lui conféraient ses fonctions religieuses et civiques vis-à-vis de ses sujets israélites. “Faute de preuves écrites, il m'est difficile de souscrire à la thèse officielle de Mohammed V sauveur des juifs marocains”, écrit-t-il en substance. Une nuance cependant. À l'époque où Jacques Dahan publie son livre, il n'a pas connaissance du seul document écrit évoquant l'attitude de Mohammed V vis-à-vis du statut des juifs. Présenté à l'Académie du royaume du Maroc en 1985, un télégramme de 1941, retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères, évoque les tensions créées entre la Résidence générale et le sultan, suite à l'instauration du premier dahir juif. Extraits : “Nous apprenons de source sûre que les rapports entre le sultan du Maroc et les autorités françaises se sont sensiblement tendues depuis le jour où la Résidence appliqua le décret sur les mesures contre les juifs (…) Le sultan s'était refusé à faire de différence entre ses sujets (ndlr : les juifs et les musulmans), tous, disait-il, loyaux”.
Mais Dahan n'est pas le seul à minimiser l'impact positif du jeune sultan. Dans son ouvrage Les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy, publié en 1955, M. Abitbol affirme que l'image de Mohammed V volant au secours de ses sujets juifs était exagérée. Extrait : “Tout comme les Beys de Tunis, le souverain marocain ne put rien faire d'autre qu'apposer son sceau en bas des dahirs et des arrêtés qui lui étaient soumis par la Résidence mais, plus timide que Moncef Bey (souverain de Tunisie pendant la Seconde guerre mondiale), il s'interdit toute prise de position et tout acte public qui eût pu être compris comme un désaveu de la politique de Vichy”.
Aussi timide qu'il a pu être, Mohammed V reste pourtant, et de loin, le plus pro-juif de son entourage. Sans être tout à fait une marionnette, le jeune sultan est clairement mal entouré. Sa chancellerie, mise en place par le protectorat, ressemble à une chambre d'enregistrement des lois édictées par la Résidence générale. Elle est d'ailleurs dominée par un certain Mokri (dont l'ancienne demeure est devenue, au lendemain de l'indépendance, la fameuse Dar Mokri, le plus terrible des centres de torture et de détention secrète), vizir et grand chambellan aux origines algériennes, connu pour son tropisme français et détenteur de la “boîte à sceaux” dont il lui arrive, parfois, d'user sans l'avis du sultan. Et puis, ne l'oublions pas, le Mohammed V de l'époque n'est pas encore un roi “indépendantiste”, tout au plus un sultan symbolique condamné à jouer à l'équilibriste entre les autorités du protectorat et son statut de protecteur des juifs.
Arrangements entre juifs et musulmans
Comme en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, les juifs sont soumis à l'inventaire systématique de leurs biens, étape préliminaire à la spoliation de leur patrimoine. C'est de loin la mesure la plus inique des dahirs juifs. A-t-elle été appliquée ou, au contraire, la légendaire léthargie mazkhzénienne a-t-elle pu en retarder l'échéance ? La réponse la plus juste serait sans doute une combinaison des deux. Explication de Mohamed Hatimi, professeur d'histoire contemporaine à Meknès : “Plusieurs caïds, pachas et gens du peuple, ont pris en charge les affaires des juifs visés par ces lois. Cette action fut déterminante dans le maintien de la cohésion sociale, surtout dans les régions rurales où juifs et musulmans partageaient les mêmes mode et espace de vie”.
Aussi surréaliste qu'il puisse paraître, ce système de “délégation” des biens juifs passés entre les mains de musulmans (et de chrétiens aussi) a plutôt bien fonctionné, notamment dans les villes de petite et moyenne importance. “Mon père commerçait dans la région d'Oujda avec les petits artisans juifs marocains, nombreux dans la région. Les villages juifs côtoyaient les villages musulmans depuis toujours sans heurts”, confirme Mostafa Bouaziz. “Dans les villes moyennes et à la campagne, les sujets juifs ont surtout souffert des privations liées à la guerre, mais autant que leurs concitoyens musulmans”, explique encore le chercheur Mohamed Hatimi. Dans les grandes villes comme Casablanca, la vie commune entre juifs et musulmans, sans être aussi imbriquée, est pacifique. Les juifs du Mellah de Casablanca vivent dans les mêmes conditions lamentables d'hygiène que les musulmans des classes défavorisées, unis, en somme, par le statut commun de pauvres.
Présente dans tous les secteurs économiques, la population juive marocaine citadine comprend également de nombreux avocats et médecins. C'est davantage cette imbrication qui a limité l'application du statut des juifs, plutôt que la timide opposition de Mohammed V aux lois antisémites de Vichy. “Appliquées totalement, ces mesures discriminatoires auraient bloqué la vie quotidienne, en perturbant sérieusement le secteur médical, les tribunaux et l'enseignement, les grand et petit commerces. Autant de secteurs où les juifs marocains étaient très présents”, explique Mohamed Hatimi.
En plus simple : la réalité et le côté pratique des choses l'ont largement emporté, nonobstant des dahirs aussi iniques qu'inapplicables. Ainsi, même interdits de plaider, les avocats juifs continuent d'exercer grâce à de petits arrangements entre amis. “Les avocats juifs étudiaient les dossiers dans leur bureau avant de confier la plaidoirie à leurs associés musulmans”, se souvient par exemple Serge Berdugo.
Et Mohammed V, dans tout cela ? Fidèle à deux de ses règles d'or (rester discret, gagner du temps), le sultan, plus équilibriste que jamais, ne prend aucune position officielle, mais lance de loin en loin des signaux pour rassurer ses sujets juifs. À titre d'exemple, cette journée de l'année 1941 où il reçoit, dans le plus grand secret, une délégation de notables juifs pour les assurer “qu'il n'accepterait aucune distinction entre ses sujets”, dixit Serge Berdugo. Détail qui ne trompe pas sur la grande peur (de la colère de la Résidence générale) qui habite alors le jeune sultan : la délégation juive est arrivée au palais royal… dans une camionnette bâchée.
Cela confirme, en tout cas, que le mal est fait. Malgré les discrets efforts des uns et des autres, l'effet des deux dahirs est désastreux sur le moral des populations juives. Lesquelles s'inquiètent, logiquement, d'une montée de l'antisémitisme dans l'administration française et chez les colons du Maroc. À elle seule, l'entente musulmans - juifs (et la bénédiction de Mohammed V) ne doit pas masquer les nombreux actes antisémites perpétrés durant cette période trouble. Les partis fascistes français au Maroc appellent à un durcissement des mesures anti-juives, l'administration de Vichy comptant d'ailleurs beaucoup de militants d'extrême droite. “Ils appelaient au pogrom tandis que les agressions contre les juifs se multipliaient”, se souvient Serge Berdugo. Prise d'une fièvre pétainiste, la population européenne lance des appels au boycott des magasins tenus par des juifs et appose des tracts sur les devantures de leurs magasins, au contenu explicite : “Ici maison juive, maison de profiteurs”, ou bien “Acheter chez les juifs, c'est ruiner le commerce français”. Surfant sur la pratique de rationnement imposée par la guerre, les fascistes français accusent les commerçants juifs d'être responsables de la pénurie qui frappe le Maroc. Le sentiment d'inquiétude chez les juifs est alors d'autant plus fort qu'il est alimenté, au quotidien, par la présence physique de l'Allemagne hitlérienne à Casablanca. Ainsi, en 1941, une délégation allemande d'armistice logeait à l'Hôtel Transatlantique, le grand palace de l'époque, et la population juive la voyait circuler quotidiennement, en tenue militaire, dans les rues de Casablanca.
La réalité des camps de concentration marocains
C'est durant cette période trouble que Casablanca devient, paradoxalement, une lucarne d'espoir pour les nombreux juifs d'Europe centrale, qui ont fui les persécutions nazies. Les considérant comme indésirables en France, le gouvernement de Vichy se débarrasse d'eux en les expédiant au Maroc. Ils sont autorisés à y séjourner “provisoirement”, en attendant de pouvoir rejoindre les Etats-Unis. Du coup, la ville blanche devient une salle d'attente géante, un épisode de l'histoire du Maroc qui sera popularisé par le film Casablanca. Mais beaucoup de ces malheureux ne verront jamais la statue de liberté. Bien au contraire.
Craignant la propagande fasciste sur l'ascendance juive de sa propre épouse, le Résident général Noguès fait du zèle et décide, dans la foulée, d'interner ces “étrangers indésirables” dans des camps de travail forcé, le plus loin possible des grands centres urbains. La France de Vichy expédie également dans ces centres d'internement tous les juifs étrangers engagés dans la Légion étrangère pour combattre l'Allemagne nazie. Et pas à une exclusion près, la France y interne aussi les nombreux républicains espagnols qui ont fui l'Espagne de Franco.
Sur les 7000 personae non gratae internées dans la trentaine de camps recensés dans tout le Maroc, 2000 sont des juifs, soit un peu moins de 30%. Ils sont expédiés pour la majorité dans les zones désertiques de l'Oriental, se transformant en une main-d'œuvre corvéable à merci pour les grands travaux de la France civilisatrice, à commencer par le Transsaharien, ligne de chemin de fer devant relier l'Afrique Noire au port d'Oran en Algérie française.
Les camps de concentration construits dans l'Oriental sont de loin les pires. Bouarfa, qui compte plus de 800 internés en juillet 1942, est l'un des camps où les conditions de vie sont les plus cruelles. Un républicain espagnol témoigne : “Le capitaine qui commandait le camp était un légionnaire. Dès notre arrivée, il nous a dit : comme vous le voyez, ce camp n'est pas entouré de barbelés. Celui qui veut se sauver, le désert se chargera de lui”. Les téméraires qui osent l'évasion sont effectivement “dévorés” par le Sahara. Les autres, forçats du Transsaharien, manient la pelle et la pioche sous une chaleur de plomb. “Chaque fois qu'il y avait une tempête de sable, tout était à refaire”, ajoute-t-il pour décrire les tâches de Sisyphe auxquelles les prisonniers étaient assignés. Pour tout repas quotidien, les internés ont droit à une boîte de sardines pour cinq et deux litres d'eau pour boire et se laver. La nuit, c'est le froid glacial du désert qui les saisit sous les tentes où ils vivent à 8 ou 10.
Le camp de Aïn Béni Mathar (ex-Berguent), dans la province de Jerada, est réservé aux seuls juifs. Ils y sont quatre cents à subir un traitement spécial de la part des gardiens, qui peuvent laisser s'exprimer en toute quiétude leur antisémitisme. “Mon père savait qu'il y avait des juifs internés dans l'Oriental. Il s'y est rendu plusieurs fois pour leur apporter quelques vivres”, se souvient Serge Berdugo. Ces camps de concentration, dénomination officielle de Vichy, sont un secret de polichinelle. Mohammed V ne peut ignorer leur existence, mais ne peut intervenir quand bien même l'aurait-il souhaité. Et puis, du moment qu'on ne touche pas à “ses” sujets juifs marocains… “Ces camps étaient en dehors de sa zone d'influence. C'était le rayon d'action exclusif de l'armée française”, précise Mostafa Bouaziz. Le débarquement américain du 8 novembre 1942 met fin à l'expérience concentrationnaire au Maroc, qui a fait autant de morts (de faim, d'épuisement, etc) que de rescapés juifs dont certains, une minorité, ont choisi de rester définitivement au Maroc.
La vérité sur le débarquement américain
La réalité des camps de concentration au Maroc a été sciemment gommée des esprits. Beaucoup, même parmi les officiels marocains, en ignorent jusqu'à l'existence ! Ce triste épisode, marqué tant par le silence du sultan que des élites israélites, sera vite effacé par l'arrivée en force des Américains en novembre 1942. Mohammed V applaudit des deux mains, mais n'a aucun moyen d'empêcher le général Noguès de bombarder les troupes “yankees” au moment de leur débarquement !
La configuration du pouvoir dans le Maroc de l'époque était ainsi faite, de trompe-l'œil et de faux-semblants. Les Américains, eux, ne se posent pas de questions. Ils investissent rapidement le terrain, en conquérants, et bouleversent peu à peu les mentalités. Car la donne a changé et c'est l'Histoire, la grande, celle du Maroc comme des juifs du Maroc, qui vire du tout au tout. Un tournant dont Mohammed V est le premier à profiter, lui qui s'appuie de plus en plus ouvertement sur les Américains pour faire monter la pression sur l'occupant français. La fibre indépendantiste du jeune souverain, qui a - enfin - pris des épaules, est désormais une réalité. Mohammed V s'ouvre pour de bon aux nationalistes et le résultat final s'appelle, quelque temps plus tard, la déclaration du Manifeste d'indépendance en 1944. Le Makhzen indigène suit les pas du sultan et sort à son tour de sa réserve. Pour exemple, cette anecdote rapportée par Serge Berdugo : “Après le débarquement américain, mon père (Joseph Berdugo, alors président de la communauté juive de Meknès) a été convoqué par le pacha. Dans sa cour, ce dernier avait rassemblé en tas la liste des inventaires des biens juifs avant d'y mettre le feu”. L'autodafé aurait été inimaginable quelques jours plus tôt…
Mais le débarquement américain impacte aussi la mentalité juive marocaine. “Il est clair que les juifs du Maroc ne raisonnaient pas tous de la même façon”, résume Robert Assaraf. Mohamed Hatimi, lui, se montre encore plus explicite : “Certaines élites, tant intellectuelles qu'économiques, trouvaient le sultan archaïque. Pour elles, il symbolisait le côté théocratique de l'Etat et rien ne les révoltait autant que de se voir traiter d'indigènes, parce que sujets du sultan”. Une autre donnée va infléchir, davantage, cet état d'esprit. Le débarquement américain s'est accompagné, en douce, des premières percées sionistes au Maroc. L'Etat d'Israël n'est encore qu'un projet, mais des israélites marocains, des élites comme du “peuple”, choisissent déjà la voie de l'émigration vers la “terre promise”…
Pratiquement tous les historiens consultés sont unanimes, pour admettre que les “inflexions” subies par la pensée des juifs du Maroc doivent beaucoup à l'attitude des nationalistes au plus fort de la guerre : “Il ne faut pas oublier qu'un Mohamed Ben El Hassan El Ouazzani (ndlr : fondateur du Parti de la Choura) s'est tourné vers les sirènes allemandes au début de la guerre, répondant au principe que l'ennemi de mon ennemi ne peut être que mon ami”, résume ce chercheur, avant d'ajouter : “Les Ouazzani, El Fassi, Sbihi et tant d'autres, ont joué une partition équivoque, sans être expressément antisémite, qui a pu changer les esprits”.
Les années qui suivent ne font que marquer le désir d'affranchissement des uns et des autres. Les nationalistes réclament officiellement l'indépendance du Maroc en 1944, le sultan devra encore patienter quelques années pour oser la “grève du sceau”, équivalant à un geste de rébellion (tant attendu, il faut dire) vis-à-vis de la France. Les juifs, eux, sont gagnés par l'exode (Israël, l'Europe, les Etats-Unis) et certains, y compris parmi le Conseil gouvernemental que la France installe au Maroc en 1945, vont jusqu'à demander ouvertement la nationalité française. Le trouble gagne même la rue puisque, entre 1945 et 1948, date de création de l'Etat d'Israël, la plupart des grandes villes connaissent des appels au pogrom (“mort aux juifs”) plus ou moins manipulés par la présence française…
Ces incidents, qui échappent au contrôle de Mohammed V, atteignent leur paroxysme dans la cité minière de Jerada, à l'est du royaume, avec plusieurs dizaines de morts tant du côté juif que musulman. Tous ces événements sont liés, d'une manière ou d'une autre, aux (longues) suites du débarquement américain de 1942. Qu'Abraham Serfaty, éminent représentant de la communauté juive au Maroc, résumait sans merci, dans un article publié dans la revue Souffles en 1969 : “La bourgeoisie juive marocaine abandonnait l'objectif assimilationniste pour se rallier, dans sa quasi-totalité, à l'objectif sioniste”.
Les dessous du mythe Mohammed V
L'histoire d'amour entre Mohammed V et les juifs marocains est tourmentée, complexe, et en tout cas moins idyllique qu'on veut bien le dire. Plusieurs traités juifs ont été publiés pour demander à l'administration coloniale de mettre fin, à plusieurs reprises, au lien d'allégeance à sa personne. “Le statut de protégés des puissances coloniales pendant le 19ème siècle, en soustrayant à la juridiction du Makhzen une partie de l'élite juive marocaine, a scindé en deux la communauté israélite. Après la Deuxième guerre mondiale, seules les franges les plus pauvres sont restées liées au sultan”, résume Mostafa Bouaziz. D'ailleurs, la littérature juive publiée dans les années 50 ne met pas particulièrement en exergue le rôle de protecteur de Mohammed V. Selon Mohamed Hatimi, l'histoire édifiante est née au lendemain de la Seconde guerre mondiale, portée sur les fonts baptismaux par les nationalistes marocains et musulmans : “Ce sont ces derniers qui n'ont cessé de rappeler avec insistance la position du sultan vis-à-vis des juifs pendant l'épisode Vichy. Et notamment Allal El Fassi, dirigeant de l'Istiqlal, dans ses écrits publiés au Caire au début des années 1950. Il en est de même dans les écrits du parti nationaliste, adressés à l'opinion publique américaine”. Ce serait une pierre à l'édifice dans le culte de la personnalité du roi, bâti progressivement par l'Istiqlal.
Alors, pour boucler la boucle, Mohammed V, “juste parmi les nations” : réalité ou mythe ? “Incontestable réalité”, clament tous les spécialistes juifs que nous avons consultés pour les besoins de l'enquête. La meilleure formule, et sans doute la plus troublante, est celle de Robert Assaraf : “Si Mohammed V a sauvé des vies juives ? Oui, c'est l'évidence. S'il l'a fait en risquant sa vie ? Non, personne ne peut l'avancer”. Au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, dédié aux victimes de l'Holocauste, de trancher si, oui ou non, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef mérite définitivement son entrée au panthéon des “Justes”. Avec toutes les retombées que cela suppose…
http://www.telquel-online.com/274/couverture_274.shtml
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire