lundi 2 juin 2008

"Nous pouvons être convaincus que l'antisémitisme et le racisme ne cesseront pas"

LE MONDE



" Vous avez consacré toute votre vie à l'étude de l'antisémitisme en vous préoccupant de tous ses aspects : ses origines, son évolution, ses manifestations diverses, ses causes. Le lecteur de vos livres peut constater que toutes sortes de délires, à la fois variés et monstrueux, se sont développés à propos des juifs tout au long de l'histoire occidentale, bien avant le génocide nazi. Après plusieurs décennies passées à ces recherches, avez-vous l'impression que la forme prise par l'antisémitisme à chaque époque doit s'expliquer seulement par les conditions spécifiques, ou bien pensez-vous que l'on peut discerner une cause principale à cette série de phénomènes historiques différents ?


J'en suis venu à penser qu'il n'y a qu'une seule cause. Cette haine s'exprime dans des manifestations historiques qui, selon les époques et les milieux, peuvent être variées. Mais elle possède à mes yeux une origine datable dans l'histoire humaine. Celle-ci n'est pas forcément liée à l'existence de l'ancêtre Abraham, que certains archéologues mettent en doute, comme d'ailleurs l'existence de Moïse. Que Moïse et Abraham aient existé ou non, il est sûr, même si la date demeure incertaine, que quelqu'un, dans le Proche-Orient, s'est opposé au sacrifice d'enfants qui était courant dans l'ensemble des pourtours de la Méditerranée. C'est là, à mes yeux, que tout commence. C'est le fondement même du judaïsme ; voyez les promesses divines faites à Abraham : " Parce que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer. Toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce que tu as obéi..." (Gen. XXII, 17-18).



" Il existe aujourd'hui de vrais risques d'autodestruction de l'humanité dans son ensemble "

" Et ce furent précisément les raisons des haines païennes. Là encore, je pourrais citer la Bible ; mais laissons parler Tacite, le prince des historiens romains : " Moïse, pour mieux s'attacher à l'avenir la nation, institua de nouveaux rites, opposés à ceux de tous les autres mortels. Là tout ce que nous révérons est en horreur ; en revanche, tout ce qui est impur chez nous est permis (...). On dit qu'ils adoptèrent le repos du septième jour parce que c'est le jour qui mit fin à leurs misères ; ensuite, flattés par la paresse, ils donnèrent aussi à l'oisiveté la septième année. "

" Plus loin, Tacite s'en prend aux " sinistres " institutions juives, ainsi qu'à leur misanthropie : " Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers, et cette race, quoique très portée à la débauche, s'abstient de tout commerce avec les femmes étrangères (...). Pourtant, ils ont grand soin de l'accroissement de la population. Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent ; ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices ; de là, leur amour d'engendrer et leur mépris de la mort."

" Finalement, il suggère une sorte de génocide, car il abomine également les chrétiens. Voici le passage : " Ces religions, quoique hostiles entre elles, provenaient des mêmes auteurs ; les chrétiens étaient sortis des juifs ; la racine une fois arrachée, la tige périrait plus facilement. "

" Je pourrais vous citer d'autres auteurs, par exemple Sénèque qui prophétisait, plus de deux siècles à l'avance et sans encore distinguer entre juifs et chrétiens, que le monothéisme s'imposerait partout ; ou bien, vers l'an 300, le sophiste grec Philostrate, selon lequel les juifs étaient haïs dans tous les pays. Mais bien plus remarquable est le fait qu'actuellement ces questions sont de nouveau à l'ordre du jour car, en France mais surtout en Allemagne, des discussions se poursuivent autour de l'infanticide.

" En effet, selon certains historiens ou sociologues, les crimes staliniens sont comparables aux crimes hitlériens (ce contre quoi s'élevait Raymond Aron). Or, dans le III Reich, les enfants juifs prenaient le chemin des chambres à gaz, tandis que dans feue l'Union soviétique ceux des déportés politiques ou des koulaks étaient" rééduqués " et pouvaient faire d'excellentes carrières ; je me souviens d'un film russe datant de la fin des années 80 dans lequel le cinéaste (dont j'ai oublié le nom) dépeignait son existence passée.

" Il va de soi que certains Allemands sont particulièrement exaltés, tel le professeur berlinois Ernst Nolte, qui, sur la quatrième de couverture de son dernier ouvrage, écrit qu'il faut " se consacrer aux thèses qui ont été tabouisées, notamment aux écrits des révisionnistes radicaux ".

Faut-il en conclure que l'antisémitisme est sans fin ?

Cette agitation qui dure depuis trois millénaires, qui fut par exemple " antimosaïque " dans l'Antiquité et devint "antisioniste " au vingtième siècle, connaîtra probablement au vingt et unième siècle de nouveaux prolongements, sous de nouvelles formes ou avec de nouveaux arguments, mais je ne crois pas qu'elle puisse disparaître. Il est en effet relativement facile de constater, bien qu'il soit très difficile de parvenir à le comprendre, que le monothéisme et l'antisémitisme sont des frères jumeaux, puisque, j'y reviens, l'innovation dite abrahamique ne pouvait que susciter une levée de boucliers parmi les partisans des moeurs traditionnelles.

" Jirinovski est un clown, rien de plus "

" A mes yeux, la question n'est pas de savoir si l'antisémitisme aura disparu au siècle prochain, mais de savoir si l'humanité existera toujours dans cent ans. Car la prolifération incontrôlée des armes nucléaires ou la multiplication des armes biologiques donnent l'impression que tout devient possible. Il existe aujourd'hui, me semble-t-il, de vrais risques d'autodestruction de l'humanité dans son ensemble. Et ce danger réel s'accompagne d'une sorte de désarroi universel qui a quelque chose de lamentable.

Ce désarroi vous paraît-il de nature à favoriser un retour massif de l'antisémitisme dans certaines sociétés déstabilisées, comme par exemple l'actuelle Russie ?

Le cas russe est très particulier. Il faut remonter au Grand Schisme du onzième siècle : tandis que l'Eglise romaine s'en tint à la doctrine de saint Augustin selon laquelle les juifs devaient être tolérés, l'Eglise grecque orthodoxe la rejeta.

" Les conséquences se manifestèrent au seizième siècle, après la fin du joug mongol ; Ivan le Terrible interdit alors aux juifs l'accès de la Moscovie, et ce ne fut que lors des annexions de Pierre le Grand et de Catherine II (pays baltes, Pologne) que des centaines de milliers de ceux-ci furent assujettis à l'empire russe. Ils furent alors assignés à résidence, et seuls les plus riches (notamment les marchands de première guilde) furent autorisés à s'installer en Russie proprement dite. Aussi bien l'antique méfiance allait subsister : deux exemples suffiront. D'abord Dostoïevski, qu'on peut ranger parmi les antisémites les pires, sinon que son génie lui faisait introduire dans ses tirades un certain doute, voire un point d'ironie. Ensuite Léon Tolstoï, qui dans Anna Karénine avait fort malmené le banquier juif Poliakov (sous le nom de Boulganirov), mais s'en repentit sur ses vieux jours, et voulut camper dans son dernier roman, Résurrection, un déporté juif exemplaire.

Droit Roger

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