jeudi 26 juin 2008

Allemagne Extradition de John Demjanjuk, le bourreau de Treblinka enfin jugé

«John Demjanjuk, ancien tortionnaire dans des camps de concentration vivant aux Etats-Unis, pourrait bien avoir à répondre de ses crimes devant les juges germaniques si les autorités américaines consentent à le livrer.
Les autorités allemandes ont donc demandé aux Etats-Unis d’expulser vers l’Allemagne John Demjanjuk afin d’y être jugé. Ce dernier est soupçonné d’avoir participé à l’extermination de milliers de prisonniers, notamment des juifs à l’époque hitlérienne.


John Demjanjuk, de son vrai nom Ivan Nikolaïevitch Demjanjuk, est ukrainien. Depuis 1951, l’homme aujourd’hui âgé de 88 ans, vit aux Etats-Unis. En 1958, il obtient la nationalité américaine. A la fin des années 1970, il est accusé d’avoir été le gardien du camp de Treblinka et d’avoir torturé, puis exterminé, des prisonniers. En 1986, Israël obtient des Etats-Unis son extradition. L’Etat hébreu condamne l’ancien gardien à mort en 1988. Mais la Cour supérieure de justice israélienne casse la décision en 1993, les juges estimant ne pas avoir suffisamment de preuves pour établir avec certitude son identité.

vendredi 13 juin 2008

LES DESSOUS DU MYTHE MOHAMED V ENVERS LES JUIFS

Enquête.
Histoire. Des camps de concentration au Maroc

Par Karim Boukhari
et Hassan Hamdani


… et autres révélations sur l’histoire secrète des juifs du Maroc sous Mohammed V
.



Cela fait plusieurs mois que d'éminentes personnalités juives d'origine marocaine font des allers-retours entre Rabat et Tel-Aviv, multipliant les correspondances officielles entre les deux capitales, pour tenter un coup de force : faire admettre Mohammed V dans le club très fermé des “Justes parmi les nations”, titre honorifique qui récompense les personnalités qui ont pu, au plus fort de l'Holocauste, sauver des vies juives partout dans le monde. “Vous imaginez l'impact (pour la paix) que cela pourrait avoir, non seulement pour le Maroc, mais pour l'ensemble du monde arabe, voire pour le monde tout court ?”, nous interpelle, sans doute à raison, ce dirigeant connu de la communauté israélite au Maroc.


De tous les dirigeants arabes du 20ème siècle, Mohammed V semble bien l'un des tout proches de cette “canonisation”. Quelqu'un comme Serge Berdugo, principale figure du judaïsme au Maroc, a tellement avalé de kilomètres pour la (bonne) cause que des médias sérieux, même en Israël, l'affublent déjà du titre de futur ambassadeur du Maroc en Israël. La formule la plus juste, en fait, pourrait être : “Berdugo ambassadeur de Mohammed V à Tel-Aviv (ou Jérusalem)”. Et la démarche, si elle aboutit, ferait du défunt sultan le premier arabe à gagner le statut, ô combien symbolique, de “juste parmi les nations”. Mais qu'a donc réussi Mohammed V pour accéder, à titre posthume, à une si rare distinction (pour un arabo-musulman) ?

Les origines d'un pacte
Plongée dans l’histoire. Quand la Deuxième guerre mondiale éclate en Europe, en septembre 1939, Mohammed V est un jeune souverain de 30 ans, sans réel pouvoir, malgré l'incontestable cote d'amour dont il jouit auprès de ses sujets. Une fiche établie par les services du protectorat français le décrit comme suit : “Très traditionaliste comme tous les Marocains… (Se préoccupe) des hauts prix de détail et de la question du ravitaillement en sucre. Très aimé des Marocains”. Et notamment de la grande majorité de ses 200 000 sujets juifs, dont il garantit la protection. Une tâche que Mohammed V juge, comme ses prédécesseurs alaouites, inhérente à sa fonction d'Amir Al Mouminine. Au Mellah, le petit peuple se délecte de ces histoires plus ou moins vraies, selon lesquelles le sultan paie ses achats au comptant ou favorise la main-d'œuvre juive au Palais. Les élites israélites ne sont pas en reste, elles qui jouissent, comme nous l'explique l'historien Mostafa Bouaziz, “d'une relation quasi organique avec le Makhzen alaouite”. Le cordon ombilical liant les Alaouites et les juifs marocains est né d'un intérêt commun aussi bien diplomatique que commercial. Des personnalités juives sont chargées de missions auprès des puissances européennes, tandis que des familles commerçantes israélites continuent de travailler pour le compte du Makhzen (les “Toujjar” du sultan).

La défaite de la France face à l'Allemagne nazie va bouleverser la quiétude de ce petit monde aux rouages bien huilés. Arrivé au pouvoir, le régime de Vichy, chapeauté par le Maréchal Pétain, hérite tout naturellement de la tutelle sur le Maroc, où il étend les lois racistes antijuifs décrétées en France le 3 octobre 1940. Une parenthèse de l'histoire du Maroc qui va, malgré les nombreuses ambiguïtés qui l'émaillent, sceller au final le pacte entre Mohammed V et les juifs du Maroc et donner naissance au mythe du roi sauveur (des juifs).

L'histoire des dahirs juifs
Par un dahir du 31 octobre 1940, moins d'un mois après l'instauration du gouvernement de Vichy, les juifs marocains sont soumis à un numerus clausus dans les professions libérales (2% de juifs au maximum parmi les médecins et les avocats) et dans l'enseignement (pas plus de 10 % de juifs parmi les élèves du secondaire).

Le document, d'inspiration purement nazie, porte bien le sceau royal. Il est suivi, un an plus tard, par un deuxième dahir encore plus sévère pour les juifs. Sidi Mohammed Ben Youssef, comme on l'appelle encore à l'époque, a bien paraphé les deux textes préparés par la Résidence générale. Un acte qui n'est pas sans rappeler le dahir berbère, promulgué en 1930, et qui a valu, en son temps, une pluie de critiques au protectorat, mais aussi au jeune sultan qui l'a paraphé. “Mohammed V manquait cruellement d'expérience. Il était jeune et, surtout, n'avait aucun pouvoir et ne pouvait s'opposer véritablement à la Résidence générale sous peine de risquer son trône”, souligne, lucide, le chercheur Mostafa Bouaziz. “Le sultan savait bien que les dahirs juifs, comme le berbère, étaient aussi une manière de soustraire à son autorité une partie vive de ses sujets. Il a cherché, tout au plus, à limiter la casse”, renchérit Bouaziz.

Plutôt que de se risquer à un bras de fer avec la Résidence générale, qui aurait pu lui coûter le trône, Mohammed V a, malgré tout, obtenu une concession de taille : celle, comme nous l'explique Robert Assaraf (fondateur de l'Union mondiale du judaïsme marocain et auteur de “Mohammed V et les juifs”, 1997), “de faire en sorte que l'exécution des dahirs juifs soit d'abord le fait des agents du Makhzen, se donnant les moyens de contrôler, en le retardant autant que possible, le déroulement des opérations”. Calcul gagnant : autant par lenteur “génétique” que par effet Mohammed V, le Makhzen a longtemps tergiversé dans son application des mesures les plus dures des dahirs juifs. Une course gagnée contre le temps, en attendant que la Guerre mondiale désigne, tranquillement, le camp des vainqueurs. Dans le même souci de gagner du temps, Mohammed V a bien gardé, comme l'explique Robert Assaraf, “le deuxième dahir près d'un mois au fond d'un tiroir avant de se résigner à le parapher”.

Le sultan grignote et joue la montre. En toute discrétion, sans jamais élever la voix. Serge Berdugo, actuel secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, explique : “Mohammed V a bien tenté de négocier avec le général Noguès (ndlr : Résident général depuis 1936). Il a exigé que les sujets juifs marocains soient définis par leur foi et non par leur race, un principe en conformité avec leurs statuts de 'dhimmis' (protégés) du sultan”. Le même Berdugo, dont le père était l'un des membres influents de la communauté israélite de l'époque, ajoute par ailleurs que “le sultan a obtenu de Noguès que le numerus clausus ne soit pas appliqué aux institutions communautaires juives, aux écoles religieuses et aux œuvres de bienfaisance, qui ont continué de fonctionner pendant toute la durée de la guerre”. Un bémol qui a permis notamment de soustraire la très grande majorité des juifs marocains au statut nouvellement instauré.

Le rôle contrasté de Mohammed V
La vie quotidienne est faite, alors, de mille et une contradictions. Mohammed V, qui se garde bien de faire la moindre déclaration publique, constate les (quelques) dégâts. Les dahirs juifs, même exécutés par un Makhzen très lent à la détente, sont tout de même une réalité. “Ma sœur s'est retrouvée exclue du lycée du jour au lendemain”, se souvient par exemple Simon Lévy, aujourd'hui conservateur du Musée du judaïsme marocain. Des juifs, notamment les francisés, sont obligés de quitter leurs quartiers européens pour rejoindre le ghetto du Mellah. Dans les Mellahs, justement, la vie a suivi son cours naturel. Popularisée après guerre par la littérature officielle, une anecdote, sans doute exagérée, circule alors dans ces quartiers réservés aux juifs marocains. Au Résident général venu l'informer de la décision de faire porter l'étoile jaune aux juifs du pays, Mohammed V lui demande d'en commander une vingtaine de plus. Contrarié, Noguès demande pourquoi. Le sultan répond : “Pour ma famille et moi-même”.

Une image idyllique à laquelle ne souscrit absolument pas Jacques Dahan, président du Conseil des communautés israélites du Maroc entre 1947 et 1956. Dans ses mémoires publiées en 1955 (“Regard d'un juif marocain sur l'histoire contemporaine de son pays”), il affirme que Mohammed V n'a pas été à la hauteur des responsabilités que lui conféraient ses fonctions religieuses et civiques vis-à-vis de ses sujets israélites. “Faute de preuves écrites, il m'est difficile de souscrire à la thèse officielle de Mohammed V sauveur des juifs marocains”, écrit-t-il en substance. Une nuance cependant. À l'époque où Jacques Dahan publie son livre, il n'a pas connaissance du seul document écrit évoquant l'attitude de Mohammed V vis-à-vis du statut des juifs. Présenté à l'Académie du royaume du Maroc en 1985, un télégramme de 1941, retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères, évoque les tensions créées entre la Résidence générale et le sultan, suite à l'instauration du premier dahir juif. Extraits : “Nous apprenons de source sûre que les rapports entre le sultan du Maroc et les autorités françaises se sont sensiblement tendues depuis le jour où la Résidence appliqua le décret sur les mesures contre les juifs (…) Le sultan s'était refusé à faire de différence entre ses sujets (ndlr : les juifs et les musulmans), tous, disait-il, loyaux”.

Mais Dahan n'est pas le seul à minimiser l'impact positif du jeune sultan. Dans son ouvrage Les Juifs d'Afrique du Nord sous Vichy, publié en 1955, M. Abitbol affirme que l'image de Mohammed V volant au secours de ses sujets juifs était exagérée. Extrait : “Tout comme les Beys de Tunis, le souverain marocain ne put rien faire d'autre qu'apposer son sceau en bas des dahirs et des arrêtés qui lui étaient soumis par la Résidence mais, plus timide que Moncef Bey (souverain de Tunisie pendant la Seconde guerre mondiale), il s'interdit toute prise de position et tout acte public qui eût pu être compris comme un désaveu de la politique de Vichy”.

Aussi timide qu'il a pu être, Mohammed V reste pourtant, et de loin, le plus pro-juif de son entourage. Sans être tout à fait une marionnette, le jeune sultan est clairement mal entouré. Sa chancellerie, mise en place par le protectorat, ressemble à une chambre d'enregistrement des lois édictées par la Résidence générale. Elle est d'ailleurs dominée par un certain Mokri (dont l'ancienne demeure est devenue, au lendemain de l'indépendance, la fameuse Dar Mokri, le plus terrible des centres de torture et de détention secrète), vizir et grand chambellan aux origines algériennes, connu pour son tropisme français et détenteur de la “boîte à sceaux” dont il lui arrive, parfois, d'user sans l'avis du sultan. Et puis, ne l'oublions pas, le Mohammed V de l'époque n'est pas encore un roi “indépendantiste”, tout au plus un sultan symbolique condamné à jouer à l'équilibriste entre les autorités du protectorat et son statut de protecteur des juifs.

Arrangements entre juifs et musulmans
Comme en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, les juifs sont soumis à l'inventaire systématique de leurs biens, étape préliminaire à la spoliation de leur patrimoine. C'est de loin la mesure la plus inique des dahirs juifs. A-t-elle été appliquée ou, au contraire, la légendaire léthargie mazkhzénienne a-t-elle pu en retarder l'échéance ? La réponse la plus juste serait sans doute une combinaison des deux. Explication de Mohamed Hatimi, professeur d'histoire contemporaine à Meknès : “Plusieurs caïds, pachas et gens du peuple, ont pris en charge les affaires des juifs visés par ces lois. Cette action fut déterminante dans le maintien de la cohésion sociale, surtout dans les régions rurales où juifs et musulmans partageaient les mêmes mode et espace de vie”.

Aussi surréaliste qu'il puisse paraître, ce système de “délégation” des biens juifs passés entre les mains de musulmans (et de chrétiens aussi) a plutôt bien fonctionné, notamment dans les villes de petite et moyenne importance. “Mon père commerçait dans la région d'Oujda avec les petits artisans juifs marocains, nombreux dans la région. Les villages juifs côtoyaient les villages musulmans depuis toujours sans heurts”, confirme Mostafa Bouaziz. “Dans les villes moyennes et à la campagne, les sujets juifs ont surtout souffert des privations liées à la guerre, mais autant que leurs concitoyens musulmans”, explique encore le chercheur Mohamed Hatimi. Dans les grandes villes comme Casablanca, la vie commune entre juifs et musulmans, sans être aussi imbriquée, est pacifique. Les juifs du Mellah de Casablanca vivent dans les mêmes conditions lamentables d'hygiène que les musulmans des classes défavorisées, unis, en somme, par le statut commun de pauvres.

Présente dans tous les secteurs économiques, la population juive marocaine citadine comprend également de nombreux avocats et médecins. C'est davantage cette imbrication qui a limité l'application du statut des juifs, plutôt que la timide opposition de Mohammed V aux lois antisémites de Vichy. “Appliquées totalement, ces mesures discriminatoires auraient bloqué la vie quotidienne, en perturbant sérieusement le secteur médical, les tribunaux et l'enseignement, les grand et petit commerces. Autant de secteurs où les juifs marocains étaient très présents”, explique Mohamed Hatimi.

En plus simple : la réalité et le côté pratique des choses l'ont largement emporté, nonobstant des dahirs aussi iniques qu'inapplicables. Ainsi, même interdits de plaider, les avocats juifs continuent d'exercer grâce à de petits arrangements entre amis. “Les avocats juifs étudiaient les dossiers dans leur bureau avant de confier la plaidoirie à leurs associés musulmans”, se souvient par exemple Serge Berdugo.

Et Mohammed V, dans tout cela ? Fidèle à deux de ses règles d'or (rester discret, gagner du temps), le sultan, plus équilibriste que jamais, ne prend aucune position officielle, mais lance de loin en loin des signaux pour rassurer ses sujets juifs. À titre d'exemple, cette journée de l'année 1941 où il reçoit, dans le plus grand secret, une délégation de notables juifs pour les assurer “qu'il n'accepterait aucune distinction entre ses sujets”, dixit Serge Berdugo. Détail qui ne trompe pas sur la grande peur (de la colère de la Résidence générale) qui habite alors le jeune sultan : la délégation juive est arrivée au palais royal… dans une camionnette bâchée.

Cela confirme, en tout cas, que le mal est fait. Malgré les discrets efforts des uns et des autres, l'effet des deux dahirs est désastreux sur le moral des populations juives. Lesquelles s'inquiètent, logiquement, d'une montée de l'antisémitisme dans l'administration française et chez les colons du Maroc. À elle seule, l'entente musulmans - juifs (et la bénédiction de Mohammed V) ne doit pas masquer les nombreux actes antisémites perpétrés durant cette période trouble. Les partis fascistes français au Maroc appellent à un durcissement des mesures anti-juives, l'administration de Vichy comptant d'ailleurs beaucoup de militants d'extrême droite. “Ils appelaient au pogrom tandis que les agressions contre les juifs se multipliaient”, se souvient Serge Berdugo. Prise d'une fièvre pétainiste, la population européenne lance des appels au boycott des magasins tenus par des juifs et appose des tracts sur les devantures de leurs magasins, au contenu explicite : “Ici maison juive, maison de profiteurs”, ou bien “Acheter chez les juifs, c'est ruiner le commerce français”. Surfant sur la pratique de rationnement imposée par la guerre, les fascistes français accusent les commerçants juifs d'être responsables de la pénurie qui frappe le Maroc. Le sentiment d'inquiétude chez les juifs est alors d'autant plus fort qu'il est alimenté, au quotidien, par la présence physique de l'Allemagne hitlérienne à Casablanca. Ainsi, en 1941, une délégation allemande d'armistice logeait à l'Hôtel Transatlantique, le grand palace de l'époque, et la population juive la voyait circuler quotidiennement, en tenue militaire, dans les rues de Casablanca.

La réalité des camps de concentration marocains

C'est durant cette période trouble que Casablanca devient, paradoxalement, une lucarne d'espoir pour les nombreux juifs d'Europe centrale, qui ont fui les persécutions nazies. Les considérant comme indésirables en France, le gouvernement de Vichy se débarrasse d'eux en les expédiant au Maroc. Ils sont autorisés à y séjourner “provisoirement”, en attendant de pouvoir rejoindre les Etats-Unis. Du coup, la ville blanche devient une salle d'attente géante, un épisode de l'histoire du Maroc qui sera popularisé par le film Casablanca. Mais beaucoup de ces malheureux ne verront jamais la statue de liberté. Bien au contraire.

Craignant la propagande fasciste sur l'ascendance juive de sa propre épouse, le Résident général Noguès fait du zèle et décide, dans la foulée, d'interner ces “étrangers indésirables” dans des camps de travail forcé, le plus loin possible des grands centres urbains. La France de Vichy expédie également dans ces centres d'internement tous les juifs étrangers engagés dans la Légion étrangère pour combattre l'Allemagne nazie. Et pas à une exclusion près, la France y interne aussi les nombreux républicains espagnols qui ont fui l'Espagne de Franco.

Sur les 7000 personae non gratae internées dans la trentaine de camps recensés dans tout le Maroc, 2000 sont des juifs, soit un peu moins de 30%. Ils sont expédiés pour la majorité dans les zones désertiques de l'Oriental, se transformant en une main-d'œuvre corvéable à merci pour les grands travaux de la France civilisatrice, à commencer par le Transsaharien, ligne de chemin de fer devant relier l'Afrique Noire au port d'Oran en Algérie française.

Les camps de concentration construits dans l'Oriental sont de loin les pires. Bouarfa, qui compte plus de 800 internés en juillet 1942, est l'un des camps où les conditions de vie sont les plus cruelles. Un républicain espagnol témoigne : “Le capitaine qui commandait le camp était un légionnaire. Dès notre arrivée, il nous a dit : comme vous le voyez, ce camp n'est pas entouré de barbelés. Celui qui veut se sauver, le désert se chargera de lui”. Les téméraires qui osent l'évasion sont effectivement “dévorés” par le Sahara. Les autres, forçats du Transsaharien, manient la pelle et la pioche sous une chaleur de plomb. “Chaque fois qu'il y avait une tempête de sable, tout était à refaire”, ajoute-t-il pour décrire les tâches de Sisyphe auxquelles les prisonniers étaient assignés. Pour tout repas quotidien, les internés ont droit à une boîte de sardines pour cinq et deux litres d'eau pour boire et se laver. La nuit, c'est le froid glacial du désert qui les saisit sous les tentes où ils vivent à 8 ou 10.

Le camp de Aïn Béni Mathar (ex-Berguent), dans la province de Jerada, est réservé aux seuls juifs. Ils y sont quatre cents à subir un traitement spécial de la part des gardiens, qui peuvent laisser s'exprimer en toute quiétude leur antisémitisme. “Mon père savait qu'il y avait des juifs internés dans l'Oriental. Il s'y est rendu plusieurs fois pour leur apporter quelques vivres”, se souvient Serge Berdugo. Ces camps de concentration, dénomination officielle de Vichy, sont un secret de polichinelle. Mohammed V ne peut ignorer leur existence, mais ne peut intervenir quand bien même l'aurait-il souhaité. Et puis, du moment qu'on ne touche pas à “ses” sujets juifs marocains… “Ces camps étaient en dehors de sa zone d'influence. C'était le rayon d'action exclusif de l'armée française”, précise Mostafa Bouaziz. Le débarquement américain du 8 novembre 1942 met fin à l'expérience concentrationnaire au Maroc, qui a fait autant de morts (de faim, d'épuisement, etc) que de rescapés juifs dont certains, une minorité, ont choisi de rester définitivement au Maroc.

La vérité sur le débarquement américain
La réalité des camps de concentration au Maroc a été sciemment gommée des esprits. Beaucoup, même parmi les officiels marocains, en ignorent jusqu'à l'existence ! Ce triste épisode, marqué tant par le silence du sultan que des élites israélites, sera vite effacé par l'arrivée en force des Américains en novembre 1942. Mohammed V applaudit des deux mains, mais n'a aucun moyen d'empêcher le général Noguès de bombarder les troupes “yankees” au moment de leur débarquement !
La configuration du pouvoir dans le Maroc de l'époque était ainsi faite, de trompe-l'œil et de faux-semblants. Les Américains, eux, ne se posent pas de questions. Ils investissent rapidement le terrain, en conquérants, et bouleversent peu à peu les mentalités. Car la donne a changé et c'est l'Histoire, la grande, celle du Maroc comme des juifs du Maroc, qui vire du tout au tout. Un tournant dont Mohammed V est le premier à profiter, lui qui s'appuie de plus en plus ouvertement sur les Américains pour faire monter la pression sur l'occupant français. La fibre indépendantiste du jeune souverain, qui a - enfin - pris des épaules, est désormais une réalité. Mohammed V s'ouvre pour de bon aux nationalistes et le résultat final s'appelle, quelque temps plus tard, la déclaration du Manifeste d'indépendance en 1944. Le Makhzen indigène suit les pas du sultan et sort à son tour de sa réserve. Pour exemple, cette anecdote rapportée par Serge Berdugo : “Après le débarquement américain, mon père (Joseph Berdugo, alors président de la communauté juive de Meknès) a été convoqué par le pacha. Dans sa cour, ce dernier avait rassemblé en tas la liste des inventaires des biens juifs avant d'y mettre le feu”. L'autodafé aurait été inimaginable quelques jours plus tôt…

Mais le débarquement américain impacte aussi la mentalité juive marocaine. “Il est clair que les juifs du Maroc ne raisonnaient pas tous de la même façon”, résume Robert Assaraf. Mohamed Hatimi, lui, se montre encore plus explicite : “Certaines élites, tant intellectuelles qu'économiques, trouvaient le sultan archaïque. Pour elles, il symbolisait le côté théocratique de l'Etat et rien ne les révoltait autant que de se voir traiter d'indigènes, parce que sujets du sultan”. Une autre donnée va infléchir, davantage, cet état d'esprit. Le débarquement américain s'est accompagné, en douce, des premières percées sionistes au Maroc. L'Etat d'Israël n'est encore qu'un projet, mais des israélites marocains, des élites comme du “peuple”, choisissent déjà la voie de l'émigration vers la “terre promise”…

Pratiquement tous les historiens consultés sont unanimes, pour admettre que les “inflexions” subies par la pensée des juifs du Maroc doivent beaucoup à l'attitude des nationalistes au plus fort de la guerre : “Il ne faut pas oublier qu'un Mohamed Ben El Hassan El Ouazzani (ndlr : fondateur du Parti de la Choura) s'est tourné vers les sirènes allemandes au début de la guerre, répondant au principe que l'ennemi de mon ennemi ne peut être que mon ami”, résume ce chercheur, avant d'ajouter : “Les Ouazzani, El Fassi, Sbihi et tant d'autres, ont joué une partition équivoque, sans être expressément antisémite, qui a pu changer les esprits”.

Les années qui suivent ne font que marquer le désir d'affranchissement des uns et des autres. Les nationalistes réclament officiellement l'indépendance du Maroc en 1944, le sultan devra encore patienter quelques années pour oser la “grève du sceau”, équivalant à un geste de rébellion (tant attendu, il faut dire) vis-à-vis de la France. Les juifs, eux, sont gagnés par l'exode (Israël, l'Europe, les Etats-Unis) et certains, y compris parmi le Conseil gouvernemental que la France installe au Maroc en 1945, vont jusqu'à demander ouvertement la nationalité française. Le trouble gagne même la rue puisque, entre 1945 et 1948, date de création de l'Etat d'Israël, la plupart des grandes villes connaissent des appels au pogrom (“mort aux juifs”) plus ou moins manipulés par la présence française…

Ces incidents, qui échappent au contrôle de Mohammed V, atteignent leur paroxysme dans la cité minière de Jerada, à l'est du royaume, avec plusieurs dizaines de morts tant du côté juif que musulman. Tous ces événements sont liés, d'une manière ou d'une autre, aux (longues) suites du débarquement américain de 1942. Qu'Abraham Serfaty, éminent représentant de la communauté juive au Maroc, résumait sans merci, dans un article publié dans la revue Souffles en 1969 : “La bourgeoisie juive marocaine abandonnait l'objectif assimilationniste pour se rallier, dans sa quasi-totalité, à l'objectif sioniste”.

Les dessous du mythe Mohammed V
L'histoire d'amour entre Mohammed V et les juifs marocains est tourmentée, complexe, et en tout cas moins idyllique qu'on veut bien le dire. Plusieurs traités juifs ont été publiés pour demander à l'administration coloniale de mettre fin, à plusieurs reprises, au lien d'allégeance à sa personne. “Le statut de protégés des puissances coloniales pendant le 19ème siècle, en soustrayant à la juridiction du Makhzen une partie de l'élite juive marocaine, a scindé en deux la communauté israélite. Après la Deuxième guerre mondiale, seules les franges les plus pauvres sont restées liées au sultan”, résume Mostafa Bouaziz. D'ailleurs, la littérature juive publiée dans les années 50 ne met pas particulièrement en exergue le rôle de protecteur de Mohammed V. Selon Mohamed Hatimi, l'histoire édifiante est née au lendemain de la Seconde guerre mondiale, portée sur les fonts baptismaux par les nationalistes marocains et musulmans : “Ce sont ces derniers qui n'ont cessé de rappeler avec insistance la position du sultan vis-à-vis des juifs pendant l'épisode Vichy. Et notamment Allal El Fassi, dirigeant de l'Istiqlal, dans ses écrits publiés au Caire au début des années 1950. Il en est de même dans les écrits du parti nationaliste, adressés à l'opinion publique américaine”. Ce serait une pierre à l'édifice dans le culte de la personnalité du roi, bâti progressivement par l'Istiqlal.

Alors, pour boucler la boucle, Mohammed V, “juste parmi les nations” : réalité ou mythe ? “Incontestable réalité”, clament tous les spécialistes juifs que nous avons consultés pour les besoins de l'enquête. La meilleure formule, et sans doute la plus troublante, est celle de Robert Assaraf : “Si Mohammed V a sauvé des vies juives ? Oui, c'est l'évidence. S'il l'a fait en risquant sa vie ? Non, personne ne peut l'avancer”. Au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, dédié aux victimes de l'Holocauste, de trancher si, oui ou non, le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef mérite définitivement son entrée au panthéon des “Justes”. Avec toutes les retombées que cela suppose…



http://www.telquel-online.com/274/couverture_274.shtml

L'histoire héroïque d'une résistance civile contre l'antisémitisme

LE MONDE



Dans l'histoire de la persécution des juifs par les occupants allemands et par Vichy, le dévouement de certaines communautés protestantes, comme celle des villageois du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire) et des alentours, a un caractère extrêmement rare : celui d'un engagement collectif pour la défense des réprouvés de l'heure. On estime en effet de 3 000 à 5 000 le nombre de réfugiés juifs passés par le plateau du Vivarais-Lignon, soit autant, voire plus, que ce que le réseau catholique de sauvetage Zegota parvint à réaliser, à la même époque, à l'échelle d'un pays grand comme la Pologne. Les documents fournis par l'actuelle mairie du Chambon affirment avoir à ce jour recensé 3 458 passages.




La tradition d'accueil de cette localité convertie majoritairement au protestantisme en 1560 commence dès avant 1939. En visite au Chambon, peu de temps après la défaite de mai-juin 1940, le président de la Fédération protestante, le pasteur Marc Boegner, qui séjourne chez ses dirigeants, le maire Charles Guillon, les pasteurs Edouard Théis, André Trocmé et sa femme Magda, découvre qu'on y héberge des objecteurs de conscience et qu'on s'y montre fort hostile au régime de l'Etat français.

Cet esprit réfractaire, qui sera aussi celui d'autres localités protestantes comme Dieulefit, dans la Drôme, ou Malzieu-Ville, un village de Lozère, se manifeste avant même les rafles massives de juifs qui marquent l'été 1942. Les maisons des habitants s'ouvrent aux fugitifs, qu'ils soient isolés ou encadrés par la Cimade (Comité intermouvement auprès des évacués), protestant, l'OSE (Organisation de secours aux enfants), juive, ou le Secours suisse. Patronnée par Mireille Philip, la femme du député (SFIO) du Rhône, une filière d'évasion en direction de la Suisse transitant par Annemasse y a également fonctionné.

ESPRIT D'INDÉPENDANCE


L'esprit d'indépendance par rapport à l'air empoisonné du temps se traduit également lors de la visite officielle de Georges Lamirand, secrétaire d'Etat à la jeunesse de Vichy, le 15 août 1942. Refusant de prêcher en sa présence, les pasteurs lui remettent une lettre de protestation contre la rafle du Vél' d'Hiv qui a eu lieu le 16 juillet 1942 à Paris. Les expéditions de gendarmes se multiplient, dont ils reviennent le plus souvent bredouilles. Toutefois, la thèse d'une protection du plateau par le commandant de la garnison allemande du Puy-en-Velay, le major Schmäling, semble contredite par les représailles qu'endurèrent les sauveteurs pour leur opposition ouverte aux autorités. En février 1943, André Trocmé et Edouard Théis sont arrêtés. Il ne sont relâchés que sur intervention du pasteur Boegner auprès de René Bousquet, secrétaire général à la police de Vichy. Une descente de la Gestapo, le 29 juin 1943, à la Maison des Roches, l'un des internats du collège cévenol, coûtera par contre la vie à son directeur, Daniel Trocmé, mort en déportation au camp de Buchenwald, en avril 1944.

Nicolas Weill

jeudi 12 juin 2008

LA DERNIERE CHASSE AUX NAZIS EN ARGENTINE

Buenos Aires
"C'est un dernier effort pour amener devant les tribunaux les criminels nazis encore vivants."



Olivier Ubertalli

La Presse

Collaboration spéciale

De 60 000 à 80 000 criminels de guerre se seraient réfugiés en Argentine. Une ultime traque vient d'être lancée pour débusquer ceux qui sont encore en vie.

Buenos Aires «C'est un dernier effort pour amener devant les tribunaux les criminels nazis encore vivants. Nous commençons l'opération en Argentine car c'est le plus grand pays d'accueil des criminels de guerre depuis la chute du Troisième Reich.»

Efraim Zuroff est directeur du centre Simon Wiesenthal, organisation internationale du nom d'un célèbre chasseur de nazis. Il a bien l'intention de dénicher les derniers nazis encore cachés en Argentine.

Entre requins et menu fretin, ce sont en effet de 60 000 à 80 000 Allemands, Autrichiens, Croates ou Lettons qui auraient un jour abordé les rives du Rio de la Plata.

Il y eut bien sûr Adolf Eichmann, le SS organisateur de la solution finale, arrêté en Argentine en 1960 par les services secrets israéliens du Mossad puis exécuté en Israël.

L'ange de la mort

La liste noire comprend aussi Josef Mengele, «l'ange de la mort» du camp d'Auschwitz, Erich Müller, collaborateur du chef de la propagande du IIIe Reich Joseph Goebbels, ou Eduard Roschmann, le «Boucher de Riga», responsable de la mort de 40 000 juifs en Lettonie.

Tous ces criminels ont posé le pied en Argentine dans les années 40 et 50 pour s'y fixer ou gagner des contrées plus lointaines comme le Chili, la Bolivie ou l'Uruguay.

Pourquoi donc ce pays? À l'époque, le gouvernement de Juan Domingo Perón, connu pour sa sympathie pour Benito Mussolini et Adolf Hitler, se montrait complaisant avec les tortionnaires.

Grâce à des passeports délivrés par la Croix-Rouge et l'ambassade d'Argentine à Vienne, ils pouvaient fuir loin, jusqu'en Patagonie par exemple. Erich Priebke, l'assassin des fosses Adréatines, dirigea durant 50 ans une maternité et le collège allemand dans la station de ski San Carlos de Bariloche.

Criminels serbes

Aujourd'hui, assure Efraim Zuroff, le centre Simon Wiesenthal veut emprisonner les vieux criminels sans «qu'ils ne profitent d'aucun statut particulier lié à leur âge, car ils n'ont eu aucune pitié envers leurs prisonniers». La principale cible est Aribert Heim, le «docteur de la mort» du camp de concentration de Mauthausen.

Outre les nazis, l'Argentine reste le refuge d'autres criminels de guerre désireux de se faire oublier. Milan Lukic, accusé d'avoir participé à l'assassinat en ex-Yougoslavie de 140 civils bosniaques musulmans entre 1992 et 1994, a ainsi été arrêté en 2005 au pied d'un immeuble de Recoleta, un quartier chic de Buenos Aires.

Muni d'un faux passeport, l'ex-paramilitaire serbe louait un appartement qu'il payait comptant en euros. «Je voulais rester ici avec ma femme et ma fille, et faire venir mon autre fille qui n'a pas de passeport», a-t-il expliqué au juge.

Un autre criminel, le Serbe Nebojsa Minic, accusé d'avoir dirigé l'exécution d'une quarantaine d'Albanais au Kosovo, a été capturé à Mendoza, ville située au pied de la cordillère des Andes. Ironie du sort ou humour noir: le fugitif avait ouvert une pizzeria baptisée «La Bomba», soit la bombe, en espagnol.

lundi 2 juin 2008

"Nous pouvons être convaincus que l'antisémitisme et le racisme ne cesseront pas"

LE MONDE



" Vous avez consacré toute votre vie à l'étude de l'antisémitisme en vous préoccupant de tous ses aspects : ses origines, son évolution, ses manifestations diverses, ses causes. Le lecteur de vos livres peut constater que toutes sortes de délires, à la fois variés et monstrueux, se sont développés à propos des juifs tout au long de l'histoire occidentale, bien avant le génocide nazi. Après plusieurs décennies passées à ces recherches, avez-vous l'impression que la forme prise par l'antisémitisme à chaque époque doit s'expliquer seulement par les conditions spécifiques, ou bien pensez-vous que l'on peut discerner une cause principale à cette série de phénomènes historiques différents ?


J'en suis venu à penser qu'il n'y a qu'une seule cause. Cette haine s'exprime dans des manifestations historiques qui, selon les époques et les milieux, peuvent être variées. Mais elle possède à mes yeux une origine datable dans l'histoire humaine. Celle-ci n'est pas forcément liée à l'existence de l'ancêtre Abraham, que certains archéologues mettent en doute, comme d'ailleurs l'existence de Moïse. Que Moïse et Abraham aient existé ou non, il est sûr, même si la date demeure incertaine, que quelqu'un, dans le Proche-Orient, s'est opposé au sacrifice d'enfants qui était courant dans l'ensemble des pourtours de la Méditerranée. C'est là, à mes yeux, que tout commence. C'est le fondement même du judaïsme ; voyez les promesses divines faites à Abraham : " Parce que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, je te bénirai et multiplierai ta postérité, comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le bord de la mer. Toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce que tu as obéi..." (Gen. XXII, 17-18).



" Il existe aujourd'hui de vrais risques d'autodestruction de l'humanité dans son ensemble "

" Et ce furent précisément les raisons des haines païennes. Là encore, je pourrais citer la Bible ; mais laissons parler Tacite, le prince des historiens romains : " Moïse, pour mieux s'attacher à l'avenir la nation, institua de nouveaux rites, opposés à ceux de tous les autres mortels. Là tout ce que nous révérons est en horreur ; en revanche, tout ce qui est impur chez nous est permis (...). On dit qu'ils adoptèrent le repos du septième jour parce que c'est le jour qui mit fin à leurs misères ; ensuite, flattés par la paresse, ils donnèrent aussi à l'oisiveté la septième année. "

" Plus loin, Tacite s'en prend aux " sinistres " institutions juives, ainsi qu'à leur misanthropie : " Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers, et cette race, quoique très portée à la débauche, s'abstient de tout commerce avec les femmes étrangères (...). Pourtant, ils ont grand soin de l'accroissement de la population. Ils regardent comme un crime de tuer un seul des enfants qui naissent ; ils croient immortelles les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou les supplices ; de là, leur amour d'engendrer et leur mépris de la mort."

" Finalement, il suggère une sorte de génocide, car il abomine également les chrétiens. Voici le passage : " Ces religions, quoique hostiles entre elles, provenaient des mêmes auteurs ; les chrétiens étaient sortis des juifs ; la racine une fois arrachée, la tige périrait plus facilement. "

" Je pourrais vous citer d'autres auteurs, par exemple Sénèque qui prophétisait, plus de deux siècles à l'avance et sans encore distinguer entre juifs et chrétiens, que le monothéisme s'imposerait partout ; ou bien, vers l'an 300, le sophiste grec Philostrate, selon lequel les juifs étaient haïs dans tous les pays. Mais bien plus remarquable est le fait qu'actuellement ces questions sont de nouveau à l'ordre du jour car, en France mais surtout en Allemagne, des discussions se poursuivent autour de l'infanticide.

" En effet, selon certains historiens ou sociologues, les crimes staliniens sont comparables aux crimes hitlériens (ce contre quoi s'élevait Raymond Aron). Or, dans le III Reich, les enfants juifs prenaient le chemin des chambres à gaz, tandis que dans feue l'Union soviétique ceux des déportés politiques ou des koulaks étaient" rééduqués " et pouvaient faire d'excellentes carrières ; je me souviens d'un film russe datant de la fin des années 80 dans lequel le cinéaste (dont j'ai oublié le nom) dépeignait son existence passée.

" Il va de soi que certains Allemands sont particulièrement exaltés, tel le professeur berlinois Ernst Nolte, qui, sur la quatrième de couverture de son dernier ouvrage, écrit qu'il faut " se consacrer aux thèses qui ont été tabouisées, notamment aux écrits des révisionnistes radicaux ".

Faut-il en conclure que l'antisémitisme est sans fin ?

Cette agitation qui dure depuis trois millénaires, qui fut par exemple " antimosaïque " dans l'Antiquité et devint "antisioniste " au vingtième siècle, connaîtra probablement au vingt et unième siècle de nouveaux prolongements, sous de nouvelles formes ou avec de nouveaux arguments, mais je ne crois pas qu'elle puisse disparaître. Il est en effet relativement facile de constater, bien qu'il soit très difficile de parvenir à le comprendre, que le monothéisme et l'antisémitisme sont des frères jumeaux, puisque, j'y reviens, l'innovation dite abrahamique ne pouvait que susciter une levée de boucliers parmi les partisans des moeurs traditionnelles.

" Jirinovski est un clown, rien de plus "

" A mes yeux, la question n'est pas de savoir si l'antisémitisme aura disparu au siècle prochain, mais de savoir si l'humanité existera toujours dans cent ans. Car la prolifération incontrôlée des armes nucléaires ou la multiplication des armes biologiques donnent l'impression que tout devient possible. Il existe aujourd'hui, me semble-t-il, de vrais risques d'autodestruction de l'humanité dans son ensemble. Et ce danger réel s'accompagne d'une sorte de désarroi universel qui a quelque chose de lamentable.

Ce désarroi vous paraît-il de nature à favoriser un retour massif de l'antisémitisme dans certaines sociétés déstabilisées, comme par exemple l'actuelle Russie ?

Le cas russe est très particulier. Il faut remonter au Grand Schisme du onzième siècle : tandis que l'Eglise romaine s'en tint à la doctrine de saint Augustin selon laquelle les juifs devaient être tolérés, l'Eglise grecque orthodoxe la rejeta.

" Les conséquences se manifestèrent au seizième siècle, après la fin du joug mongol ; Ivan le Terrible interdit alors aux juifs l'accès de la Moscovie, et ce ne fut que lors des annexions de Pierre le Grand et de Catherine II (pays baltes, Pologne) que des centaines de milliers de ceux-ci furent assujettis à l'empire russe. Ils furent alors assignés à résidence, et seuls les plus riches (notamment les marchands de première guilde) furent autorisés à s'installer en Russie proprement dite. Aussi bien l'antique méfiance allait subsister : deux exemples suffiront. D'abord Dostoïevski, qu'on peut ranger parmi les antisémites les pires, sinon que son génie lui faisait introduire dans ses tirades un certain doute, voire un point d'ironie. Ensuite Léon Tolstoï, qui dans Anna Karénine avait fort malmené le banquier juif Poliakov (sous le nom de Boulganirov), mais s'en repentit sur ses vieux jours, et voulut camper dans son dernier roman, Résurrection, un déporté juif exemplaire.

Droit Roger

COMPRENDRE RAVENSBRUCK ET BUCHENWALD

LE MONDE


Le lecteur français disposait jusqu'à présent du Ravensbrück de Germaine Tillion, publié en 1946, remanié en 1973 et 1988. Il faudra dorénavant compter aussi avec la traduction française de la thèse de l'historien allemand Bernhard Strebel, publiée en Allemagne en 2003. Fondée sur des archives éparses, lacunaires mais nombreuses, et sur des témoignages, cette recherche minutieuse constitue une belle avancée.



Ouvert le 18 mai 1939, libéré le 30 avril 1945, situé à 90 kilomètres au nord de Berlin, Ravensbrück, seul camp de femmes du système concentrationnaire nazi jusqu'en 1942, vit passer quelque 123 000 détenues venues de toute l'Europe. Strebel retrace l'histoire et reconstitue l'organisation de cette jungle. Son apport principal est d'embrasser l'intégralité d'un complexe concentrationnaire comprenant, entre autres, un camp d'hommes (20 000 détenus servant de main-d'oeuvre pour les incessants travaux d'agrandissement), un "camp de protection pour jeunes", une usine Siemens et 37 camps satellites travaillant pour l'économie de guerre allemande.

Dans ce complexe moururent 28 000 personnes, dont la moitié dans les quatre mois précédant sa libération, quand affluèrent les détenus d'autres camps évacués devant l'avance des troupes alliées.

UN COMITÉ DE RÉSISTANCE


Dans tous les camps, par souci d'efficacité et par perversité, les nazis déléguaient des responsabilités à des déportés. Olivier Lalieu revient sur cette question à propos de Buchenwald, créé dans les environs de Weimar en 1937. Là s'organisa une résistance dominée par les communistes.

Un Comité des intérêts français (CIF), créé en juin 1944, et dont les figures de proue étaient Marcel Paul et Frédéric-Henri Manhès, permit aux Français, mal vus des autres nationalités, de se faire respecter. Disséminés dans les structures administratives du camp, ses membres sauvèrent des vies, oeuvrant dans ce que Primo Levi a appelé « la zone grise », cet espace qui séparait et reliait à la fois les deux bords des maîtres et des esclaves.

Marcel Paul, ministre communiste du général de Gaulle en novembre 1945, et Frédéric-Henri Manhès, membre de son cabinet, subirent en 1946 des attaques de l'extrême droite, qui accusait l'organisation clandestine d'avoir choisi les déportés à sauver en fonction de critères politiques. Ces attaques rebondirent ensuite périodiquement.

Au terme d'un examen complet et probe, Lalieu conclut que l'action du CIF fut salutaire pour les déportés. Sans nier les limites, les contradictions ni les dérives de l'action clandestine, il rappelle qu'elle dut composer sans cesse avec la cruelle réalité. Une réalité difficilement intelligible, comme le notait, dès 1947, David Rousset dans Les Jours de notre mort : "Comprendre ? Qui jamais comprendra Buchenwald ?"
Laurent Douzou