samedi 14 mars 2009

Celui qui n'a pas voulu jouer le rôle d'Esther en 1944...


Photo: JPost

Par RAFAEL MEDOFF

Il y a soixante-cinq ans tout juste, les Juifs américains se rassemblaient dans les synagogues pour fêter Pourim. Cette fête juive rappelle comment une femme a utilisé de son influence auprès du roi de Perse pour sauver la communauté juive du génocide programmé par le vil Aman. Mais en ce mois de mars 1944, ce que ces Juifs ne savaient pas, c'est qu'à l'instant même où ils lisaient leurs méguilas (rouleaux d'Esther) et agitaient leurs crécelles, un conseiller juif du président Roosevelt usait à son tour de son influence pour porter secours aux Juifs européens persécutés par les nazis.

Au début de l'année 1944, des millions de Juifs avaient déjà été assassinés par le Aman contemporain, mais beaucoup d'autres ne demandaient qu'à être sauvés.

Si l'administration de Franklin Delano Roosevelt (FDR) a longtemps refusé d'agir, en janvier 1944, sous de fortes pressions de la part des membres du groupe sioniste révisionniste Bergson, du Congrès et du Département du Trésor, le président américain mettra tardivement en place un Conseil des réfugiés de guerre, dont l'objectif officiel était de porter secours aux victimes de l'horreur nazie.

Sous la direction des avocats du Trésor John Pehle et Josiah E. DuBois, Jr. - deux protestants - c'est avec une passion et une détermination hors du commun que le Conseil s'attelle à la tâche, malgré les fonds symboliques qui lui sont consacrés.

L'une des premières propositions sera de proposer à Roosevelt de faire une déclaration pour clairement stipuler que toute personne impliquée dans la persécution de Juifs sera punie et que les Juifs en péril peuvent trouver un refuge aux Etats-Unis. Pehle et DuBois jugeaient une telle déclaration nécessaire, en partie suite aux récents propos décevants des Alliés à propos des Juifs européens. En effet, les ministres américain, britannique et soviétique des Affaires étrangères avaient évoqué au cours d'un sommet à Moscou en octobre, la punition infligée aux auteurs de crimes de guerre nazis sur les populations conquises. Mais ils s'étaient contentés de mentionner les "otages français, néerlandais, belges ou norvégiens... et les citoyens polonais...", sans qu'aucune allusion ne soit faite aux premières victimes du IIIe Reich : les Juifs.

Arthur Szyk, célèbre artiste, rescapé de la Shoah, fait remarquer que la souffrance des Juifs d'Europe a été "traitée comme un sujet tabou - qui ne doit pas être abordé en société". Ainsi, mobiliser l'intérêt public sur le sort réservé aux Juifs aura été d'autant plus difficile que l'identité des victimes était soigneusement occultée. En outre, le message aux nazis était clair : le monde est indifférent à la question juive.

Une déclaration trop morbide

Après avoir consulté le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau, Pehle et DuBois ont donc préparé une ébauche de déclaration. Mais cette dernière fera sursauter. Le secrétaire adjoint de la guerre John McCloy voudra édulcorer le texte pour le rendre "moins morbide". Les officiels du Département d'Etat s'y opposeront tout de go, au motif que les Allemands l'utiliseraient comme preuve que les Alliés ne se battaient que pour sauver les Juifs. La Maison Blanche, elle aussi, a émis des objections, comme Pehle le découvrira dans la soirée du 8 mars 1944, lors de sa rencontre avec Samuel Rosenman, plus proche conseiller juif de FDR et l'un des principaux membres du Comité juif américain.

Au bout de la rue où se situait le bureau de Rosenman du bureau, à Washington, s'érigeait la célèbre synagogue Adas Israël, où la fête de Pourim battait son plein. Les fidèles écoutaient le récit de l'antique histoire de Pourim, racontant comment la reine Esther a plaidé sa cause auprès du roi Assuérus pour faire échouer le machiavélique plan d'Aman qui voulait anéantir les Juifs.

Une reine, mais pas de nouveau roi

Rosenman avait l'opportunité de devenir l'Esther des temps modernes. Seul problème : Rosenman est un Juif profondément assimilé, qui a toujours rechigné à attirer l'attention sur les préoccupations de sa communauté. Déjà, après le pogrom de la Nuit de Cristal en 1938, il avait averti FDR que l'admission de réfugiés risquerait de "créer un problème juif aux Etats-Unis". En 1943, il avait conseillé à Roosevelt d'ignorer la "horde médiévale" de quatre cents rabbins en marche vers la Maison Blanche pour plaider la cause de leurs coreligionnaires. Rosenman avait également tenté d'étouffer la campagne qui avait mené à la constitution du Conseil des réfugiés de guerre.

En ce mois de mars 1944, avec l'affaire de la déclaration présidentielle, Rosenman avait pourtant une nouvelle chance de faire une bonne action. Mais malheureusement, il en a décidé autrement. Il avertit Pehle avoir "conseillé au président de ne pas signer la déclaration en raison de sa référence trop claire aux Juifs". Selon Rosenman, de tels propos "intensifieraient l'antisémitisme aux Etats-Unis". Pehle est à la fois surpris et déçu de la position de Rosenman.
Le jour suivant - Pourim - Pehle s'entretient avec le vice-secrétaire d'Etat Edward Stettinius, puis avec Morgenthau, secrétaire au Trésor. Il est devenu évident, dit ce dernier à Pehle, que Rosenman a préalablement monté le président contre leur projet : Roosevelt avait en effet déjà avancé que le libellé "désignait les Juifs de manière trop explicite".

Rosenman planchait déjà sur une version revisitée de la déclaration. Morgenthau redoutait de voir disparaître le second paragraphe, "très violent", dans lequel il était stipulé que les Juifs étaient assassinés "uniquement parce qu'ils étaient juifs". Des inquiétudes fondées, puisque bien évidemment, l'alinéa n'a pas survécu aux coupes de Rosenman.

Ce dernier a opéré d'autres modifications importantes. Il a rayé trois des six références aux Juifs. La promesse d'offrir aux réfugiés temporaires un abri en Amérique s'est transformée en : "Nous allons trouver des refuges pour eux", sans préciser que les Etats-Unis seraient cette terre d'accueil. Trois paragraphes ont été ajoutés au début de la déclaration, sur les mauvais traitements infligés par les Allemands aux "Polonais, Tchèques, Norvégiens, Hollandais, Danois, Français, Grecs, Russes, Chinois Philippins - et de nombreux autres" - mais nullement aux Juifs. Le sort des Juifs a été relégué au quatrième alinéa.


La version finale de la déclaration a été publiée plus tard ce mois de mars 1944. Evidemment, c'était mieux que rien, mais elle aurait pu avoir beaucoup plus d'impact. Et son destin a auguré les obstacles que le Conseil des réfugiés de guerre allait rencontrer, au sein de l'administration Roosevelt elle-même, dans ses efforts de mener à bien sa mission.

Le fait que tout cela ait eu lieu à Pourim relève, bien sûr, d'une certaine ironie. La reine Esther et Samuel Rosenman se trouvaient tous deux à des positions uniques qui leur permettaient d'inciter la plus haute autorité à agir en faveur des Juifs. La réaction héroïque d'Esther a été pérennisée par la célébration de la fête de Pourim. La question est de savoir si Rosenman aurait pu lui aussi changer le cours de l'Histoire en suivant l'exemple de l'héroïne juive.


L'auteur est directeur de l'Institut David S. Wyman d'études sur la Shoah.
Site Internet : www.wymaninstitute.org.

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