samedi 14 mars 2009

Lanzmann, l'éternel combattant


Crédits photo : Photos12.com-CollectionCinéma
Par Max Gallo
de l'Académie française

Dans ses Mémoires, le réalisateur du film «Shoah» évoque avec force les grands débats et conflits du XXe siècle auxquels il a été mêlé.


«Shoah, qu'est-ce que cela veut dire ?»

Claude Lanzmann, l'auteur du film, répond : «Je ne sais pas, cela veut dire Shoah.»

Le mot s'est imposé à lui, une nuit, alors qu'il vient de terminer, en 1985, ce film de neuf heures trente, qui est le monument impérissable de la mémoire de ce que les nazis ont voulu, mis en œuvre : la tentative de destruction, d'anéantissement du peuple juif.

Shoah, ce terme qui apparaît dans la Bible.

«Mais il faut traduire, personne ne comprendra», dit-on à Lanzmann. «C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne», répond-il.

Voilà près d'une décennie qu'il construit ce film, déployant une créativité, une énergie, une intelligence, un courage dont nous prenons conscience en lisant ses Mémoires, Le Lièvre de Patagonie.

Mais au moment de présenter ce film, pour la première fois, il faut un titre : «Je me suis battu pour imposer Shoah, raconte-t-il, sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination.» Shoah, le mot s'est imposé. «Il est maintenant un nom propre, le seul donc et comme tel intraduisible.»

Sur ce point, Claude Lanzmann se trompe : Shoah, ce film sont la traduction, l'essence de sa vie. Tout dans celle-ci conduit à ce moment, le cœur de son existence : son engagement absolu dans la conception, la réalisation de Shoah.

Peu importe qu'avec sa brutale franchise Lanzmann confie que l'idée de Shoah n'est pas de lui : «Je n'y songeai pas du tout.» C'est un directeur du ministère des Affaires étrangères israélien qui lui a suggéré de réaliser un film qui «soit» la «catastrophe». L'essentiel est qu'au cours d'une «nuit de feu» Lanzmann décide de vouer sa vie - il est proche de la cinquantaine - à ce projet parce qu'il serait «indigne et lâche de ne pas le saisir». Ces deux mots-là, ces deux comportements, Claude Lanzmann les a depuis son enfance refusés, rejetés, condamnés. Le récit de sa vie en porte à chaque instant le témoignage.

Il affronte la mort

Mémoires passionnants parce que Lanzmann a été mêlé à la plupart des débats et des combats de la seconde moitié du XXe siècle. Né en 1925, il a vécu, juif, sous les lois antisémites de Vichy. Il a été traqué. Il a participé les armes à la main à la Résistance. Dans le Paris des années 1950, étudiant en philosophie, il est plongé dans la vie intellectuelle, ami de Jean Cau - le secrétaire de Sartre, futur Prix Goncourt -, du philosophe Gilles Deleuze, de l'écrivain Michel Tournier. Il est journaliste à Elle, à France-Dimanche, côtoyant ces «grands de la presse», Hélène et Pierre Lazareff. Il publie des reportages prémonitoires, sur le dalaï lama - en 1959 ! -, l'Allemagne communiste, la Corée, la Chine, Israël. Il écrit dans Les Temps modernes, la revue de Sartre.

D'une phrase malicieuse, il aborde un chapitre important de sa vie : «Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà !» Car il ne fut pas seulement l'ami le plus proche des deux «stars» intellectuelles Sartre et Beauvoir, il vécut maritalement sept années avec celle que Sartre appelle «le Castor».

Il parle de cette période avec le souci de dire la vérité, sans fard, tout en ne brisant pas le pacte d'intimité qui unit ceux qui se sont sincèrement aimés. Et Claude Lanzmann sait aimer. Il est de ces adultes qu'enflamme une brève rencontre, et qui pleurent à la projection d'un film qui évoque ces coups de foudre sans lendemain sinon la nostalgie. Il met donc son cœur en jeu, comme il engage son corps, au risque de sa vie.

Il se lance des défis sportifs. Il s'expose sur la frontière algéro-tunisienne pendant la guerre d'Algérie, ou en Israël. Il vole sur des avions de chasse. Il pilote un tank. On suit ses aventures comme on lirait un roman de London, de Hemingway, de Kessel. Mais là n'est pas l'essentiel. Lanzmann éprouve son courage. En «voyant» - il se vit ainsi -, il sait qu'une tache exceptionnelle l'attend. Il en connaît le sens : affronter la mort. Il écrit - et tout est dit : «J'ai pris rang dans l'interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre, de même je suis cet otage au regard vide, cet homme sous le couteau. On aura compris que j'aime la vie à la folie.» Il n'a qu'une seule crainte : «Celle de se conduire lâchement», portant des valises bourrées d'armes, craignant la milice, la Gestapo, la torture et la peur de ne pouvoir y résister pendant que ses amis étaient arrêtés, broyés. Et ce sont les morts qui le hantent. Ce sont eux qu'il veut servir. Lorsqu'il se voue à Shoah, une certitude l'habite : dans ce film les vivants s'effaceront devant les morts pour s'en faire les porte-parole. Point d'images d'archives, d'amoncellement de cadavres. «Mon film devait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz.»

C'est le moment capital de la vie de Claude Lanzmann et ses Mémoires changent de statut et de rythme. Ils deviennent le journal d'un créateur, d'une sorte d'archéologue qui doit identifier les traces des crimes que les nazis ont voulu effacer, des témoins qui ont échappé à l'extermination et des bourreaux qui ont esquivé le châtiment. Et Lanzmann les retrouve. Il nous fait partager sa quête angoissée et résolue qui est bien davantage que la recherche de preuves et de témoignages. Car le sujet de son film n'est pas de reconstituer les événements ou les destins miraculeux, exceptionnels des survivants. Shoah doit dire «la mort et non pas la survie, contradiction radicale : les morts ne pouvaient pas parler pour les morts».

Entreprise impossible et cependant réalisée, car elle est aussi «une illumination d'une puissance telle que je sus aussitôt que j'irais jusqu'au bout».

Et nous avançons avec lui tout au long de ses Mémoires qui sont comme Shoah : «Un chœur immense de voix… qui témoignent, dans une véritable construction de la mémoire, de ce qui a été perpétré.»


Un livre, porté comme Shoah, par le jaillissement de la vie.

» Le Lièvre de Patagonie, Mémoires de Claude Lanzmann Gallimard, 546 p., 25 €.