Christopher R. Browning Les Origines de la solution finale. L'évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942
Détruire, dit-il
Christopher R. Browning retrace la genèse de la solution finale.
Par Olivier WIEVIORKA
Christopher R. Browning Les Origines de la solution finale. L'évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942 Les Belles-Lettres, 632 pp., 35 €
Comment la destruction des Juifs d'Europe a-t-elle été possible ? Cette question, durant les années quatre-vingts, ouvrit un débat qui opposa intentionnalistes (persuadés que le crime avait été prémédité par Hitler) et fonctionnalistes (affirmant que ce meurtre sans précédent résultait des initiatives menées, sur le terrain, par des exécuteurs zélés). La recherche a depuis progressé et l'ouvrage que Christopher Browning consacre à la genèse de la solution finale permet de mesurer le chemin parcouru.
La mise à mort de millions d'individus butait sur de sérieux obstacles. Partageant bien des préjugés antisémites, la population allemande avait néanmoins sévèrement jugé les pogromes de la Nuit de Cristal, générateurs de désordres et de violences. Aux premiers temps de l'occupation de la Pologne, certains chefs militaires s'offusquèrent des mas sacres commis, au point de protester auprès de leur hiérarchie devant des crimes qui entachaient, estimaient-ils, l'honneur de l'armée. Rien ne disait, enfin, qu'une administration communiant dans la nostalgie de l'Empire adhérerait aux folies meurtrières de l'ordre nouveau.
Au fil du temps, ces freins cédèrent. Les hiérarques nazis accordaient à la «question juive» une priorité absolue qui répondait tant à leur obsession raciale qu'à des intérêts matériels bien compris : éradiquer ces communautés libérerait des logements dans lesquels les Allemands de souche, récemment incorporés au Reich par le dépeçage de la Pologne, pourraient s'installer. Le pouvoir s'employa donc, dans un premier temps, à déporter Juifs et Polonais afin de faire place nette. Il encouragea de même l'émigration, vers la Palestine voire la Chine des proscrits émigrèrent, on le sait, à Shanghai. Cette politique posait toutefois de sérieux problèmes de transports ou de capacités d'accueil. Sans être préméditée, la formation de ghettos, à Lodz comme à Varsovie, répondit à cette impasse, permettant de suspendre les déportations, d'économiser du personnel de garde et de mettre une population d'esclaves au travail. La famine qui régnait, comme les risques d'épidémie, menaçait cependant la pérennité d'une entreprise dont les termes furent reconsidérés lors de l'opération Barbarossa.
De fait, la guerre contre l'Union soviétique marqua un tournant. Dans les pays conquis par la Wehrmacht, les collaborateurs locaux, lithuaniens ou ukrainiens, déclenchèrent une orgie criminelle contre leurs voisins juifs ; les généraux, assimilant le bolchevisme au judaïsme, n'eurent plus aucun scrupule à participer aux massacres, tant par conviction idéologique que parce qu'ils redoutaient l'action des partisans. Craignant d'être débordé par ces violences spontanées, le régime nazi s'employa donc à les canaliser. La volonté de contrôler et de planifier une pluralité de processus destructeurs conduisit alors à la radicalisation des mesures antisémites. Jugeant qu'ils avaient trop de bouches à nourrir, doutant de l'utilité économique des Juifs, persuadés qu'ils représentaient une menace pour la sécurité de leurs arrières, les nazis passèrent à un cran supérieur. Non qu'ils aient brutalement décidé d'envoyer les millions d'hommes et de femmes désormais soumis à leur contrôle à la chambre à gaz. Mais l'impossibilité d'encourager, en raison de la guerre, l'émigration conféra aux expériences de tuerie menées, dès 1939, contre les malades mentaux puis contre les prisonniers soviétiques une sinistre actualité. Un personnel qualifié pour les meurtres de masse se trouvait disponible, brûlant de faire carrière dans un champ qui, compte tenu de l'obsession raciale du régime, offrait un moyen rapide de promotion. Hitler, en outre, entendait exploiter au plus vite les espaces conquis en Union soviétique pour installer des colons allemands. Dans cette mesure, ce n'est pas l'échec de la Blitzkrieg devant Moscou (décembre 1941) qui l'amena à se venger sur les populations juives la thèse fut naguère avancée. Au contraire, c'est bien la perspective de la victoire qui l'incita à hâter un processus s'apparentant à une forme de nettoyage ethnique. Résultant d'une pluralité d'initiatives venues de la base mais encouragées par le sommet, le gazage de masse pouvait commencer, à Chelmno (décembre 1941) comme à Belzec puis Auschwitz-Birkenau.
La solution finale résulte tant d'actions menées sur le terrain que d'impulsions données par des chefs, peu enclins, au demeurant, à dissimuler leurs forfaits. Par ailleurs, c'est bien en octobre 1941, période où la Wehrmacht remporte à l'Est ses plus grands succès, que démarre la tuerie industrielle des Juifs, sans que l'armée, la bureaucratie ou l'opinion publique s'en émeuvent. Les violences déclenchées dès 1938 avaient conduit à séparer les Juifs d'une population qui, dans une conjoncture de guerre nuisible à l'expression de sentiments discordants, s'accoutuma à juger normale la mort d'êtres humains coupables d'être nés. La démonstration de Christopher Browning est impressionnante. Regrettons, toutefois, que les voix des victimes se fassent aussi peu entendre dans ce livre terrible qui présente, avec précision et intelligence, la logique des bourreaux.
Publié par MICHELLE GOLDSTEIN
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