mardi 13 mars 2007

DE TUNIS A YAD VASHEM

Ici Israël.

par Yaël Rose


Extrait de L’Arche n° 585, janvier 2007

Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com

Reproduction autorisée sur internet avec les mentions ci-dessus

L’histoire des Juifs de Tunisie reste aujourd’hui encore relativement mal connue du grand public. Plus encore, leur histoire pendant l’occupation nazie. Pour réparer cette quasi-ignorance, Yad Vashem, à l’initiative de l’historien Claude Sitbon, a décidé pour la première fois depuis sa création de commémorer la rafle des Juifs de Tunis (9 décembre 1942).

La Tunisie, à l’époque protectorat français, est le seul pays d’Afrique du Nord à avoir connu l’Occupation. Les lois de Vichy étaient en vigueur depuis 1940 ; mais c’est en 1942 que les troupes allemandes font leur arrivée brutale en Tunisie. Comme l’écrira Albert Memmi, l’histoire du monde rattrape violemment les Juifs de Tunisie.

La même histoire, cent fois répétée en Europe, commence : rationnements, port de l’étoile jaune dans les villes intérieures, réquisitions, spoliations, numerus clausus, amendes infligées aux communautés, le tout sous les bombardements intensifs des forces alliées. Le jour de la rafle, 2 000 hommes sont arrêtés, que les Allemands iront parfois ramasser jusque dans les synagogues.

En six mois d’occupation, de décembre 1942 à mai 1943, sur une population de 75 000 Juifs, 4 000 hommes seront envoyés aux travaux forcés dans des camps - sans compter les « Tunisiens de France » qui seront déportés à Auschwitz. Le grand organisateur, le colonel Walter Rauff, qui dirige les troupes SS, s’est déjà fait un nom. Le concepteur des chambres à gaz mobiles - où les gaz d’échappement étaient rejetés à l’intérieur du camion, provoquant ainsi la mort par asphyxie d’une cinquantaine de personnes -, c’est lui : 100 000 victimes en Ukraine, Biélorussie, Yougoslavie.

Claude Sitbon, qui prépare la sortie d’un livre sous la direction de Yad Vashem, explique : « La présence des SS aux côtés de la Wehrmacht prouve que les Juifs de Tunisie faisaient partie de la Solution finale. La défaite des forces de l’Axe à El Alamein et l’enlisement des Allemands à Stalingrad, ce concours de circonstances historiques, expliquent que les Juifs de Tunisie n’aient pas connu le même sort que ceux de Salonique. Car, finalement, Varsovie-Salonique-Tunis sont un même destin. Il n’y a pas à faire de différence entre Sépharades et Ashkénazes : tous les Juifs sont des survivants. »

Et ils sont là, ces survivants. Debout dans la Crypte du souvenir du Mémorial de la Shoah. Un homme leur fait face, debout lui aussi au milieu de la crypte, vêtu de son « talit » devenu point de lumière au milieu de cette ombre. L’homme chante un psaume : c’est le rav Éric Bellaïche, le petit-fils du rav Haïm Bellaïche, le grand rabbin de Tunisie qui avait courageusement accompagné sa communauté pendant l’Occupation. Le petit-fils récite le « Kaddish », et la famille tunisienne, accourue depuis tous les coins d’Israël, habituellement bavarde, ironique et fantasque, se tait.

Il y a dans l’assistance des rescapés des camps de travail. Il y a des rescapés tout court. Ils sont là, avec enfants et parfois petits-enfants. Après la prière pour les morts, c’est avec émotion et gravité que tout le monde chante la « Hatikva » : prière pour les vivants.

L’initiative de Claude Sitbon a été chaleureusement accueillie par la direction de Yad Vashem. Avner Shalev, le président du comité directeur de Yad Vashem, prend la parole dans l’auditorium. Son discours sera suivi par ceux du député David Tal, dont la famille est originaire de Tunisie, et de Mordehaï Paldiel, directeur du Département des Justes des Nations. Avner Shalev : « L’arrivée des Allemands a complètement bouleversé l’équilibre social qui avait été trouvé dans la société tunisienne. L’expérience de vie commune entre Juifs et Musulmans se décompose avec l’arrivée des Allemands, ce qui nous rappelle que nous ne devons jamais dépendre de personne mais ne compter que sur nous-mêmes. C’est cette nécessité qui est aussi à l’origine de l’État d’Israël et chacun, à sa façon, doit continuer à porter ce projet nourri par notre mémoire. »

L’influence ravageuse de la propagande antisémite du Grand Mufti de Jérusalem, qui indiquait à Hitler quelles devaient être ses cibles dans le monde arabe et musulman, devait aussi produire ses effets dans la société tunisienne qui serait pourtant la première à payer le prix de son identité originale en voie de création. Mordehaï Paldiel explique que son département, en collaboration avec Claude Sitbon, est en train de travailler sur le dossier de Moncef Bey, qui avait autorité sur la Tunisie pendant la période de l’Occupation. On sait que le roi du Maroc avait pris sous sa protection ses sujets juifs. Moncef Bey, lui, avait déclaré que tous les Tunisiens étaient ses enfants.

Mordehaï Paldiel cite d’autres témoignages sur des Tunisiens non-juifs - arabes, italiens, maltais - qui, au prix de leur sécurité et parfois de leur vie, ont aidé des Juifs. Ainsi, le témoignage reçu il y a à peine deux semaines d’Annie Bokris, décédée depuis, qui nommait la famille arabe chez qui les siens avaient trouvé refuge. Margalit Uzzan, dont le mari était un cousin d’Annie Bokris, explique à ses voisins dans l’assistance : quand la maison familiale fut réquisitionnée par les Allemands, et que tout le monde se retrouva à la rue, un paysan mit sa grange à leur disposition. Plusieurs familles juives vinrent s’y cacher.

Claude Sitbon le dira en conclusion : « On croit que tout est dit et que tout est trouvé », mais son expérience lui a prouvé qu’en matière historique, la complétude n’est jamais un fait. Plus de soixante ans après les événements, il reste beaucoup d’histoires à raconter, de noms à collecter, de mémoires à restaurer.

Parfois un souvenir, un objet, un document, qui peuvent paraître insignifiants pour leur dépositaire, revêtent une importance capitale pour la mémoire collective qui doit se conserver pour pouvoir se transmettre. C’est pourquoi Yad Vashem demande aux Juifs tunisiens de l’aider à compléter cette partie de notre histoire qui n’appartient à personne mais dont tout le monde est dépositaire. Tel est aussi le sens de la commémoration de la Libération des Juifs de Tunis, qui aura lieu désormais tous les 7 mai à Yad Vashem. Rendez-vous est pris : la mémoire des Juifs de Tunisie est une responsabilité pour tous les Juifs.

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